Editeur: Métailié – 2017 (288 pages)
Lu en février 2017
Mon avis: A la fin d’une partie d’échecs, il suffit parfois de regarder les pièces qui restent sur l’échiquier pour deviner comment la partie s’est déroulée.
En cet an de grâce 1979, l’Espagne est en pleine effervescence. Franco est mort en 1975 et Adolfo Suarez, franquiste modéré converti à la Démocratie, a été désigné chef du gouvernement avec la lourde tâche d’assurer la Transition et de faire approuver la nouvelle Constitution.
A cette époque, dans un lotissement petit-bourgeois des hauteurs de Madrid, trois « couples amis » apprennent le retour au bercail de Luis Lamana et de sa femme. Pourquoi celui-ci rentre-t-il en Espagne après tant d’années d’exil aux USA ? Les six comparses se perdent en conjectures : revient-il pour enfin réactiver leur cellule de militants communistes, dormante depuis plus de quinze ans ? Est-il celui qui les a dénoncés en cette année de disgrâce 1962, lorsqu’ils se sont retrouvés emprisonnés dans les cachots de la Sûreté phalangiste? Quels sont ses projets ? D’où sort-il son argent ? Et sa femme, cette « fermière du Midwest » ?
A côté de ces quarantenaires, qui ont échangé sans trop d’états d’âme leur déguisement de rebelles gauchistes de pacotille pour les habits tellement plus seyants de « fils à papa de merde » qu’ils n’avaient, au fond, jamais voulu cessé d’être, il y a la génération suivante, celle de leurs enfants adolescents et de leurs amis, au nombre desquels Javito et Johnny, le fils du plombier. Enfin, façon de parler, le plombier en question n’étant pas son père biologique.
Presque 25 ans plus tard, Johnny est devenu écrivain, mais n’a toujours pas résolu le mystère de sa filiation ni celle de l’assassinat, douze ans plus tôt, de Javito, devenu entre-temps un junkie irrécupérable. Il poursuit ses recherches, sans grande conviction, sans être certain de vouloir vraiment connaître la vérité, qu’il n’imagine guère plus brillante que les intrigues mesquines des « couples amis » pour s’assurer une place au soleil, pour se trouver « là où ça se passe ».
Sautant d’une époque à l’autre, de la première à la troisième personne, le roman déroule en parallèle le fil d’une partie d’échecs entre deux des maris des « couples amis », notée par le troisième. Partie calamiteuse dans la mesure où le futur perdant accumule les erreurs par distraction, manque de vision d’ensemble et de réflexion stratégique. C’est le prétexte pour l’auteur de filer la métaphore en observant la vie de ses personnages, dont la seule angoisse existentielle est de « réussir » et d’atteindre les hautes sphères de la politique, de la culture, de la finance, mais au bout de quels renoncements, quels arrangements avec leurs consciences, quelles hypocrisies ?
Rafael Reig n’est pas tendre avec les mirages de l’avènement de la démocratie et sa cohorte de parvenus. Seule l’innocente Lourdes trouve grâce à ses yeux et, au passage, suscite l’empathie du lecteur. Avec une écriture acerbe, un humour caustique et un sens de la formule imparable, il interroge la Transition puis glisse vers les questions de la transmission, de la transgression : quelle génération a le droit de juger l’autre, qui lègue quoi à qui, qui est créancier ou débiteur, quel est le sens de la vie ? Une certitude : la vie est plus opaque qu’une partie d’échecs : même en observant ce qu’il en restera à la fin, il n’est pas certain qu’on pourra tout comprendre.
En partenariat avec les éditions Métailié.
Présentation par l’éditeur :
Sur les hauteurs de Madrid, des “couples d’amis” boivent des cocktails et attendent leur ancien leader, Luis Lamana, alias le Gros, de retour des États-Unis. Ex-militants communistes, reconvertis en bourgeois de la transition espagnole, ils ont fondé des familles et remisé leurs utopies.
Johnny, rejeton lucide de cette génération, cherche son père et enquête sans trop de conviction sur le meurtre jamais résolu d’un de ses amis d’enfance. Avec une acidité qui n’exclut pas la tendresse, il réécrit le passé et tire à boulets rouges sur cette petite société abonnée aux hypocrisies et aux renoncements.
Rafael Reig est un narrateur impitoyable, cynique et pince-sans-rire : il convoque ses personnages au tribunal de l’histoire selon une mécanique précise de galerie des glaces – superposition des époques, vertige des destins individuels, puissance de l’ellipse.
Ce qui pourrait n’être qu’un règlement de comptes générationnel devient alors une histoire universelle : peut-on vraiment demander des comptes à chaque génération ? Qui est coupable, dans l’histoire ?
Quelques citations:
– Comme les adolescents, les vieux se retrouvent brusquement enfermés dans un corps différent et inconnu, dans lequel ils se sentent maladroits et qui les fait se cogner aux meubles; ils souffrent d’altérations du caractère et d’un intérêt trouble (et souvent compulsif) pour le sexe, méprisent les adultes (leurs parents ou leurs enfants) et ressentent autant de curiosité que de peur envers ce qu’il y a devant eux. Le début et la fin de la vie adulte se ressemblent, mais déformés, comme s’ils se moquaient l’un de l’autre.
– [Alejandro, à propos de son couple après 20 ans de mariage:]
Pourquoi l’amour était-il toujours aussi déplacé, se demandait Alejandro. Il entrait dans l’équation quand on en avait le moins besoin. Nous étions si heureux, se disait-il. Nous serions si heureux, sans cet amour qui est en train de nous séparer, ce besoin que ce qu’il y a entre nous soit de l’amour.
Toutes ces années à être unis par le plaisir, par la conversation, par la compagnie. La seule chose qui s’immisçait entre eux comme un coin de bûcheron était l’amour, ce visiteur gênant qui débarquait à point d’heure, alors qu’ils étaient en pyjama sur le point d’aller se coucher, sans rien à offrir au nouveau-venu, sauf les restes du dîner, de la viande froide, l’eau du robinet, l’intérêt, le confort, l’habitude; mais l’amour, comme tout visiteur qui surgit sans être attendu, se contente d’un rien.
Souvent Alejandro se le demandait: s’ils n’avaient pas besoin de s’aimer, ne vivraient-ils pas plus heureux?
– Elle avait des seins hésitants et conjecturaux; son cul était en revanche un fait accompli et, en mouvement, irréfutable.
– Il n’y a pas de mystère plus grand que le fait que personne ne soit content de son corps, pas même les plus belles créatures ailées, alors que tout le monde s’estime satisfait de son esprit, se considère intelligent et en possession de qualités morales, y compris le violeur assassin qui jouait aux échecs en prison avec Alejandro Urrutia. Tout le monde reconnaît ses défauts physiques. Et quand il n’en a pas, il s’en invente. Mais y a-t-il quelqu’un qui soit capable de voir sa cellulite morale, sa culotte de cheval éthique, l’obésité de son intelligence ou les bourrelets de son âme? A l’intérieur, nous sommes tous nous-mêmes; mais notre corps, au contraire, nous paraît toujours étranger, construit par le regard des autres, par le désir des autres, par le jugement que d’autres nous imposent.
– On éduque les enfants pour qu’ils ne s’approchent pas de tout ce qu’ils peuvent casser: comment, adultes, n’allons-nous pas avoir peur de l’amour?