Auteur: Selva Almada
Editeur: Métailié – 21 mars 2019 (192 pages)
Lu en mars 2019
Mon avis: Au pied de la grande roue, Pajarito et Marciano, 20 ans et quelque, sont étendus, agonisants. Au-dessus d’eux, le ciel est blanc, c’est l’aube. Le jour se lève sur une nuit au bout de laquelle les deux frères ennemis, après une énième et ultime provocation, se sont affrontés à couteaux tirés, au sens propre, eux qui jusque là ne se battaient qu’à mains nues. Dans les soubresauts hallucinés de leurs derniers instants, les flashs se bousculent derrière leurs paupières qui veulent se fermer, mêlant dans le chaos l’histoire de leurs vies et de celles de leurs pères respectifs. Marciano et Pajarito ont pourtant été amis pendant leur enfance. Même âge (à quelques heures près), même village, même quartier (à quelques mètres près), même école (assis l’un à côté de l’autre), ils étaient inséparables, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau en classe. Depuis lors, ils se livrent à une rivalité aussi acharnée que celle qui oppose leurs pères depuis toujours, sans que personne se rappelle exactement pourquoi. Leurs pères, justement, tous deux piliers de comptoir (comme tous les hommes du coin), tous deux briquetiers, l’un par héritage familial, l’autre par hasard et sans enthousiasme, l’un aimant son fils, l’autre le détestant (et le lui faisant comprendre à coups de ceinture) parce qu’il lui ressemble trop, l’un qui finira assassiné et l’autre qui s’en ira comme il est arrivé, juste parce qu’il en avait marre ou envie. Dans ce trou perdu du Chaco argentin écrasé par la chaleur, leurs fils auront du mal à résister à l’atavisme ambiant. Parce que dans ce pays machiste, il est obligatoire d’endosser le rôle du mâle dominant (ou de faire partie de sa meute hurlante), il faut savoir s’imposer, se battre comme un homme, un vrai, dompter les femmes, si nécessaire en les tabassant ou en les violant. Un pas hors de ce rang-là et il vous en coûtera. C’est ainsi que pour Marciano et Pajarito, la grande roue du destin s’est arrêté de tourner. Tout ça pour ça. Comme le dit l’inspecteur chargé d’enquêter sur la bagarre : « Quel gâchis, putain ! »
Cet ultime combat est donc l’épilogue dramatique d’une histoire de violence presque ordinaire, d’une lutte d’ego à la fois noble et stupide. Lorsque les esprits sont échauffés par la brutalité, l’alcool, la drogue, le sexe (l’amour aussi, un peu, quand même) et la convoitise, cela ne peut que se terminer en tragédie. Et comme dans « Après l’orage« , avec une trame et un style épurés, Selva Almada fait de cette triste histoire un roman cinématographique, âpre et incisif, redoutable d’efficacité.
En partenariat avec les Editions Métailié.
Présentation par l’éditeur:
Deux ados sont étendus au milieu de la fête foraine, au pied de la grande roue. C’est l’aube. La bagarre a mal tourné, ils ont sorti les couteaux… Sous le ciel blanc et vide, les vies défilent, singulières et pareilles, et les mystérieux enchaînements qui ont mené au drame.
Pajarito Tamai et Marciano Miranda étaient pourtant amis. Tous deux fils de fabricants de briques, ils sont voisins, nés à quelques heures d’intervalle dans la même clinique de l’intérieur argentin, ils grandissent ensemble et font les quatre cents coups. Jusqu’à ce qu’un malentendu les sépare et en fasse des ennemis jurés à l’école primaire. Comme leurs pères avant eux. Puis arrive Ángel, le beau gosse, le frère de Marciano, qui ne ressemble à aucun autre, qui n’aime pas les gringas, ni peut-être les filles en général. Et c’est encore pire…
Sous un soleil de plomb qui fait enrager, Marciano rêve de vert et d’eau, Pajarito ne comprend pas ce qui lui arrive, le destin compte les points entre la discothèque et la fête foraine et attise les haines en attendant son heure.
Tragédie rurale au cordeau dans la grande tradition américaine, histoire d’amour et d’une violence que rien ne peut conjurer : ce deuxième roman de Selva Almada prouve s’il en était besoin qu’elle a un talent fou. Et qu’elle sait faire du cinéma.
Une citation:
– Maintenant, il est tout en bas, ça bourdonne dans sa tête et le ciel est si blanc qu’on a mal rien qu’à le regarder. Ce n’est qu’une lumière aveuglante, comme dans les films de science-fiction qu’il allait voir avec ses potes, aux matinées du cinéma Cervantès. Il est fatigué. Trop de fête, pense-t-il. Allez, bouge-toi, secoue-toi donc un peu. Il veut fermer les yeux pour voir si sa tête va cesser de tourner. Il commence à baisser les paupières mais, soudain, il comprend ce qui est en train de se passer alors il les ouvre autant qu’il peut, il déploie des efforts surhumains pour garder ses yeux ouverts car il a enfin pigé, il est en train de crever.