Auteur: Luisa Carnés
Editeur: La Contre Allée – 9 avril 2021 (270 pages)
Lu en juin 2021
Mon avis: A Madrid au début des années 30, la crise économique se fait durement ressentir. Le travail est rare et la situation est particulièrement critique pour les jeunes femmes pauvres au faible niveau d’éducation. Pour le moindre emploi disponible, elles sont des centaines de postulantes. Pour économiser les quelques pesetas du tramway, elles traversent la grande ville à pied dans leurs vieilles savates éculées pour répondre aux petites annonces du journal, courant d’un bureau comptable à une boulangerie en passant par un atelier de confection, avant de rentrer bredouilles, épuisées et affamées, retrouver leurs parents et la ribambelle de leurs frères et sœurs, tout aussi épuisés et/ou affamés qu’elles.
Matilde est l’une de ces jeunes femmes. La chance lui a enfin souri, puisqu’elle vient d’être embauchée dans un respectable salon de thé. Ce qu’elle va y gagner ne va pas la rendre riche pour autant, juste un peu moins misérable. Parce que les employeurs exploitent sans vergogne leurs employés : dix heures par jour, 6,5 jours par semaine, un salaire miteux et la crainte permanente d’être renvoyée à tout moment. Mais pour les femmes de cette classe sociale à cette époque, le dilemme se résume à choisir entre être exploitée par un patron, ou trouver un mari, se soumettre au patriarcat et devenir une esclave domestique. Matilde, un peu plus instruite et informée que ses collègues, pense qu’une troisième voie est possible : l’émancipation des femmes par la culture, qui passe par la révolution communiste. Déjà en marche en Russie, la lutte contre le capitalisme commence à arriver en Espagne, avec les premières grèves et la création des syndicats.
Depuis le comptoir du salon de thé, Matilde et ses collègues observent les événements sans trop savoir quoi en penser, conscientes de l’injustice sociale mais craignant la perte de leur emploi et la répression policière s’il leur prenait l’idée de rejoindre le mouvement. Entre-temps, le train-train du salon continue : pendant que les livreurs et les clients défilent, le temps s’écoule entre conversations légères, secrets plus ou moins bien gardés, et petites et grandes misères.
Paru en 1934 avant de se perdre dans les soubresauts de l’Histoire et les oubliettes de la censure franquiste, « Tea rooms » est aujourd’hui publié pour la première fois en français. A l’image de son livre, Luisa Carnés (1905-1964) a elle aussi été « invisibilisée » à l’aube de la guerre civile avant d’être redécouverte il y a seulement quelques années en Espagne même. Issue d’un milieu ouvrier, journaliste autodidacte, c’est son travail dans un salon de thé qui lui a inspiré ce roman. Un roman qui m’a fait penser à Zola, en plus fluide et plus concis, direct, avec un style qui m’a semblé très moderne pour son époque avec ses phrases courtes, parfois hachées, sans verbe, et qui multiplie les points de vue en donnant la parole à chaque protagoniste.
Charge virulente contre la condition du prolétariat féminin et plaidoyer pour l’émancipation des femmes et l’égalité, ce roman – écrit à un moment où on croyait encore au Grand Soir – est remarquable par sa construction et sa qualité littéraire.
Et presque 100 ans après, il est, sur bien des aspects, toujours d’actualité.
Présentation par l’éditeur:
Dans le Madrid des années 1930, Matilde cherche un emploi. La jeune femme enchaîne les entretiens infructueux : le travail se fait rare et elles sont nombreuses, comme elle, à essayer de joindre les deux bouts. C’est dans un salon de thé-pâtisserie que Matilde trouve finalement une place. Elle y est confrontée à la hiérarchie, aux bas salaires, à la peur de perdre son poste, mais aussi aux préoccupations, discussions politiques et conversations frivoles entre vendeuses et serveurs du salon.
Quand les rues de la ville s’emplissent d’ouvriers et ouvrières en colère, que la lutte des classes commence à faire rage, Matilde et ses collègues s’interrogent : faut-il rejoindre le mouvement ? Quel serait le prix à payer ? Peut-on se le permettre ? Qu’est-ce qu’être une femme dans cet univers ?
Une citation:
– Les préoccupations d’ordre social n’existent pas encore assez pour le prolétariat espagnol féminin. L’ouvrière espagnole, capable de rares incursions vers l’émancipation et vers la culture, continue à prendre un vif plaisir dans la lecture des vers de Campoamor, à cultiver la religion et à rêver de ce qu’elle appelle sa « carrière » : un hypothétique mari. Ses colères, si par hasard elle en éprouve, ne sont que des ardeurs momentanées sans conséquences. Son expérience de la misère ne fait pas naître la réflexion. Si un jour son manque de moyens économiques la contraint à un jeûne forcé, lorsqu’elle peut manger à nouveau elle le fait jusqu’à satiété. Dans la plus parfaite inconscience. La religion la rend fataliste. Nuit et jour. Eté comme hiver. Nord et sud. Riches et pauvres. Toujours deux contraires. Bon ! Parfois – rarement – elle sent que sa vie est trop monotone et trop dure ; mais son esprit contient suffisamment d’aphorismes traditionnels qui sont chargés de la convaincre de son erreur et de l’immuabilité de la société jusqu’à la fin des temps. Ces proverbes lui ont appris qu’elle ne possédait rien d’autres sur Terre que ses larmes, et c’est pourquoi elle les verse sans compter.
Matilde est l’une de ces rares et précieuses insoumises, capables de renier cet héritage commun.
Merci pour cette chronique; Il faudra que je trouve ses romans en Espagne 😉
Merci à toi pour ton passage sur le blog! Celui-ci est publié en Espagne aux éditions Hojas de lata 😉