Je me demandais quand nous retournerions chez nous.
Assise sur la plage, à la tombée de la nuit, avec mes enfants et mon mari, j’attendais…
A peine quelques jours avant, j’étais arrivée à la boutique, comme tous les matins.
Elle avait été incendiée, tout le matériel avait été détruit, une énième lettre de menaces plaquée sur ce qu’il restait de la porte.
J’ai appelé mon mari à l’aide, il a compris tout de suite, et décidé tout aussi vite : « il faut partir », a-t-il dit.
Les enfants, les papiers, les téléphones, l’argent, nous avons tout rassemblé et nous avons quitté la ville, laissant là famille, amis, travail, notre quotidien.
Pour aller où ? peu importait, pourvu qu’il y fasse calme. Cela voulait forcément dire loin, de l’autre côté de l’eau. La voiture ne suffirait pas. Et on ne nous laisserait pas monter dans un avion. A un moment, il faudrait traverser.
Assise sur la plage avec mes enfants et mon mari, j’attendais ce bateau…
Avec nous, des dizaines d’autres personnes, qui parlaient dans des langues que je ne comprenais pas. Comme nous, ils fuyaient, ils allaient s’arracher à un monde connu devenu incertain, pour tenter d’atteindre un autre monde inconnu mais tout aussi incertain.
Mais peu importe, cela ne pouvait plus continuer, il nous fallait de l’espoir, je voulais vivre, pas seulement survivre, quitte à mourir en route.
Quand le canot finit par toucher terre, après une traversée dans l’obscurité et l’angoisse, nous avons débarqué sur une autre plage. Des gens nous attendaient. Pas des garde-côtes, pas la police, même pas des gens pour nous donner des couvertures ou à manger. Ces genslà ne voulaient de nous que notre argent, mais ils avaient les moyens de nous emmener en lieu sûr, disaient-ils. Alors nous allions le leur donner.
Mon mari s’approcha de l’un d’eux :
– Combien, pour aller en Allemagne ?
– Combien de personnes ?
– Moi, ma femme et mes deux enfants.
– 3000 par adulte et 2000 par enfant.
– Je n’ai pas autant d’argent.
– Alors vous devrez rester ici.
Et le type lui tourna le dos pour s’approcher d’une autre famille. Mon mari revint vers moi, m’expliqua qu’il allait payer pour moi et les enfants, et qu’il resterait là quelque temps, le temps de trouver l’argent qui manquait.
– Mais comment tu vas trouver du travail, sans papiers ?
– Je ne sais pas, mais il faut que vous trois, vous partiez. Je vous rejoindrai quand je pourrai.
Comme un zombie, je suis montée dans la camionnette avec les enfants en larmes et quelques autres personnes.
J’ai regardé mon mari pendant que le véhicule s’éloignait, m’accrochant à ce brin d’espoir, le seul repère qui me restait de notre vie familière, qui semblait déjà à des années-lumière de ce matin à l’odeur de brûlé.
Après des heures de voyage, le passeur nous a débarqués près d’une gare.
« Pour les papiers de réfugiés, c’est là-bas », a-t-il dit, nous montrant vaguement un bâtiment sinistre devant lequel des gens faisaient la file.
Prise d’empreintes digitales, audition, ticket de bus pour nous rendre dans un centre d’accueil, une nouvelle pseudo-vie allait commencer en attendant la décision de l’administration de l’asile.
Quelques jours plus tard, j’ai perdu mon téléphone, et avec lui tout mon répertoire, tous mes contacts. Je ne pouvais plus appeler mon mari.
Assise sur un banc le long du canal près du centre d’accueil, je me demandais si on nous obligerait à rentrer chez nous….
A peine une semaine plus tôt nous étions tous les quatre, j’étais maintenant seule avec mes deux enfants, sans savoir si je reverrais un jour mon mari. Allait-il trouver de l’argent pour nous rejoindre ? Mais il ne savait même pas que les passeurs nous avaient emmenés en Belgique, il croyait avoir payé le trajet pour nous envoyer en Allemagne… Il devait se demander pourquoi je ne répondais plus au téléphone.
En attendant la décision de l’administration de l’asile, je passais la journée à déambuler dans le centre d’accueil, ou assise dans le dortoir à plier et replier nos quelques vêtements. Parfois je marchais le long du canal, à réfléchir, à désespérer, à regarder son eau boueuse dont le fond invisible m’attirait.
Une fois par semaine, une personne vient donner cours de français au centre. Je comprends déjà quelques mots : manger, dormir, boire, partir, rester, accepter, refuser.
L’autre jour, la directrice du centre nous a expliqué qu’une excursion à la mer allait être organisée, une journée à la plage, en autocar, pour nous changer les idées, nous montrer que ce pays ne se résumait pas à cette ville grise, mais qu’on y trouvait aussi de l’air pur et de l’espace.
Assise sur un banc près du canal, je me suis souvenue de la dernière fois où je m’étais trouvée sur une plage, et mon estomac s’est serré.
Mais quand j’ai appris la nouvelle aux enfants, ils se sont emballés tout de suite :
– Maman, tu crois que je pourrai jouer au foot sur la plage là-bas ? les autres enfants viennent aussi ?
– Et moi, je pourrai emporter mon sac à dos de la Reine des Neiges que la dame de l’association m’a donné l’autre jour ?
– Oui, bien sûr, et on ira même manger des glaces !
Leur enthousiasme m’avait mis un peu de baume au cœur. Eux au moins vivaient au jour le jour, sans penser plus loin qu’à cette virée à la mer.
Quelques jours plus tard, nous étions levés à l’aube, histoire de ne pas manquer le départ.
Nous étions tous les trois excités comme des puces, d’autres familles étaient, elles aussi, au rendez-vous, comme nous avides de bousculer la routine et l’ennui de la vie au centre d’accueil. On nous avait donné un pique-nique et un peu d’argent de poche.
Dans le car, l’accompagnatrice a expliqué le déroulement de la journée : visite d’un aquarium géant le matin et temps libre à la plage l’après-midi, horaire et lieu de rendez-vous pour le retour.
On aurait dit un groupe de touristes tout ce qu’il y a de plus banal.
Pourtant, l’ambiance était électrique.
Hier, certains d’entre nous avaient reçu du courrier. Une enveloppe brune en papier recyclé à l’en-tête de l’administration de l’asile.
Certaines étaient toutes minces, avec une seule feuille de papier, d’autres plus épaisses, avec un paquet de pages tapées serrées à l’ordinateur.
Pendant la pause du cours de français l’après-midi, le bruit avait couru très vite : ça y est, ils ont décidé !
« Ils ont décidé, mais quoi ? », me suis-je demandé anxieusement. Tremblante, la tête ailleurs, je suis pourtant restée au cours jusqu’à la fin, avant d’oser aller voir si j’avais reçu du courrier, moi aussi.
Sur la table de la salle commune, il ne restait qu’une enveloppe, à mon nom.
Dans la pièce, tout le monde pleurait. Certains avaient reçu une lettre de plusieurs pages, expliquant longuement pourquoi leur demande d’asile était refusée. Ils allaient être expulsés, renvoyés dans leur pays. D’autres pleuraient, de joie, quelques lignes sur une simple feuille de papier leur annonçant que l’asile leur était accordé. Je n’ai pas osé ouvrir mon enveloppe.
Ce matin, dans l’autocar, la femme devant moi s’est retournée :
– Alors, ils t’ont acceptée ?
– Je ne sais pas, je n’ai pas encore ouvert la lettre. Je ne sais pas si je veux savoir.
– Il faut l’ouvrir. Seule avec deux enfants, tu as plus de chances de pouvoir rester.
J’y ai pensé toute la journée, incapable de me décider. Rester ici voulait dire vivre en paix, mais sans pouvoir rentrer chez nous avant longtemps.
A la fin de l’après-midi, les pieds dans le sable pendant que les enfants pataugeaient dans l’eau, j’ai sorti l’enveloppe de mon sac.
Elle n’était pas très épaisse, mais il y avait plus qu’une feuille à l’intérieur.
Le cœur battant, je l’ai ouverte. Trois feuilles, une pour moi et une pour chacun de mes enfants, avec, trois fois, les mêmes mots magiques : « votre demande est acceptée ».
L’administration de ce pays nous avait acceptés, qu’en serait-il de ses habitants ?
Assise sur une plage de ce pays qui nous accueillait, avec mes enfants mais sans mon mari, je ne savais pas si je le retrouverais un jour, si nous rentrerions jamais chez nous, si j’avais la force de recommencer toute une vie.
Mais assise là, dans le sable avec mes enfants et mes questions sans réponse, j’avais une certitude : je n’avais pas le choix.
Ton texte est superbe !
Oh merci! c’est gentil de le dire 🙂
Mais c’est bien normal.