Auteur: Justine Augier
Editeur: Actes Sud – 2017/Babel – 2019 (320 pages)
Prix Renaudot-Essai 2017
Lu en juin 2021
Mon avis: « De l’ardeur« , comme l’indique son sous-titre « Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne« , reconstitue le portrait de cette juriste militante des droits humains et opposante au régime de Bachar el-Assad.
Issue d’une famille conservatrice mais dotée d’un tempérament de feu, Razan ne s’est jamais pliée à aucune contrainte : patriarcat, religion, voile, elle n’a cure des traditions et ne jure que par la liberté, les libertés, civiles et politiques, s’insurgeant contre toute forme d’oppression. Très tôt elle se consacre à la défense des prisonniers politiques opposants à Hafez el-Assad, puis de ceux de son « illustre » successeur Bachar, parmi lesquels de nombreux salafistes. A ce titre, le destin, incommensurable cynique, lui jouera un tour terrible, puisque dans la nuit du 9 au 10 décembre 2013, alors que la Révolution agonise, Razan est enlevée avec son mari et deux de leurs amis, très probablement pas un groupe salafiste opposant au régime de Damas: dans son obstination à lutter contre les oppressions, Razan dénonçait aussi les exactions des milices rebelles. Depuis cette nuit d’hiver sans lumière, on est sans nouvelles d’eux.
Justine Augier, qui a roulé sa bosse à l’ONU et dans les ONG, notamment au Proche-Orient, n’a jamais mis les pieds en Syrie ni rencontré Razan. C’est au hasard de lectures et de recherches sur la Syrie qu’elle la croise. Interpellée, bientôt fascinée, elle décide d’écrire sur cette femme ardente, hors normes, attirée par son éclat, son courage, son intransigeance. Justine Augier a lu les écrits de Razan, interrogé ses proches et ceux qui l’ont côtoyée, visionné photos et vidéos. Elle mène une enquête et une quête, obsessionnelle, fusionnelle, qui retrace non seulement le parcours et le combat acharné de la militante (qui vaudra à celle-ci les prix Anna Politkovskaïa et Sakharov en 2007), mais aussi toute la tragédie de l’histoire syrienne récente. Elle décrit parfaitement les débuts de la Révolution en 2011, marqués par l’incrédulité puis la joie à l’état pur de redécouvrir la liberté, jusqu’au désespoir le plus absolu; elle met en lumière avec clarté et simplicité les enjeux du conflit et la lâcheté de la communauté internationale qui n’a rien pu, ou plutôt rien voulu faire, les intérêts en jeu ne valant pas les bouts de chandelle que Razan utilise la nuit pour continuer à écrire malgré les coupures de courant. Elle explique aussi sa propre démarche, ses motivations, hésite sur sa légitimité d’Occidentale à écrire sur une Orientale, sur une personne et un pays qu’elle ne connaît pas.
Chronique d’une tragédie interminable, « De l’ardeur« , à la fois essai et biographie, est un livre poignant, bouleversant, écrit avec une grande sensibilité. On sent toute l’admiration sans bornes que l’auteure éprouve pour l’engagement (l’entêtement) de Razan, qui représente peut-être son idéal, celle qu’elle aurait voulu être.
Quant à moi, j’admire sans réserve le courage et l’intégrité de Razan, le travail minutieux, la sincérité et l’humilité de la démarche de Justine Augier.
Je réalise que Razan, Justine et moi sommes toutes trois nées en 1977 ou 78. Une même génération, des vies radicalement différentes. A quoi tient un destin ? Je n’aurais pas voulu être à la place de Razan, ni été capable de m’immerger dans sa vie comme Justine Augier, même si j’aurais aimé avoir le courage de l’une ou le talent d’écriture de l’autre. Mon destin était de lire ce livre et de découvrir ces deux femmes, et malgré la tristesse infinie qui transpire de ces pages, cela en valait largement la peine : « Se retourner sur Razan et la façon dont elle a choisi de mener sa vie, sur sa trajectoire libre parce que là se trouve, au creux même du tragique, la possibilité d’une consolation. Regarder Razan et mille fois faire le choix d’écrire [ndlr : de lire] sur elle plutôt que sur un salaud. Quand je ferme les yeux et pense à elle, que son visage m’apparaît, souriant ou non, je me sens soulagée d’appartenir au même monde qu’elle. »
Présentation par l’éditeur:
Avocate, militante des droits de l’homme, figure de la dissidence syrienne, Razan Zaitouneh s’appliquait à documenter les crimes commis dans son pays par le régime mais aussi par les groupes intégristes, à recueillir la parole de ceux qui avaient survécu à la torture et à l’enfermement, quand, en décembre 2013, elle fut enlevée avec trois de ses compagnons de lutte. Depuis lors, on est sans nouvelles. «De l’ardeur» reconstitue son portrait, recompose le puzzle éclaté de la révolution en Syrie, et du crime permanent qu’est devenu ce pays.
En découvrant son combat et son sort, Justine Augier, qui a elle-même mis à distance ses premiers élans humanitaires, est saisie par la résonance que cet engagement total trouve dans ses propres questionnements.
Récit d’une enquête et d’une obsession intime, partage d’un vertige, son livre est le lieu de cette rencontre, dans la brûlure de l’absence de Razan.