mercredi , 20 novembre 2024

Gaz – Plaidoyer d’une mère damnée

Auteur: Tom Lanoye

Editeur: Le Castor Astral – 9 janvier 2020 (81 pages)

Lu en mars 2020

Mon avis: Un texte pour une femme, seule en scène, seule au monde, seule en enfer. Un jeune homme a commis un attentat au gaz asphyxiant, 184 morts, lui aussi, abattu par la police. La femme qui parle, c’est sa mère. Elle raconte son fils, sa naissance, son enfance, son adolescence. Elle l’a élevé seule, comme elle a pu, avec peu de moyens mais avec amour et dignité. Mais quelque chose a mal tourné. Et là, elle cherche à comprendre ce qui lui a échappé. Lucide, elle se demande : pourquoi lui, pourquoi elle, qu’a-t-elle fait de mal, qu’aurait-elle dû faire, dire, éviter, taire ? Pourquoi son fils s’est-il radicalisé, lui, et pas un autre ? Des questions sans réponse, une souffrance sans fin, une double ou triple peine : son fils est un monstre, il est maintenant un cadavre et elle, quoi qu’il en coûte, elle est et reste sa mère, pour l’éternité.

Ce court texte est une commande faite à Tom Lanoye pour la commémoration du centième anniversaire de la première utilisation du gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale en 1915, près d’Ypres en Belgique (d’où le nom du gaz : ypérite). Ce monologue a été joué pour la première fois le 17 avril 2015, soit avant les attentats de Paris et de Bruxelles. Étrangement prémonitoire, donc, et cela ajoute à sa force. Avec une économie d’effets et d’artifices, il met à nu cette femme, cette mère, et incise directement, jusqu’au cœur et à l’os, pour en extraire un mélange complexe d’amour, de douleur et de culpabilité, qui peut par moments mettre mal à l’aise. Un texte sobre, beau, émouvant et très puissant.

En partenariat avec les Editions Le Castor Astral grâce à une opération Masse Critique de Babelio, que je remercie tous deux.

#LisezVousLeBelge

Présentation par l’éditeur:

« Une femme à la tombée du soir, quelque part dans le Westhoek, un coin d’Europe occidentale. Elle est bien habillée, d’âge moyen, elle marche vers nous avec difficulté, comme si elle traversait un champ labouré. Elle ne porte pas de chaussures. Les traces de ses pas brouillent le dessin des sillons, le paysage est gris comme la pierre et plat comme une table d’autopsie. »
Cette femme qui s’avance est la mère d’un jeune homme coupable d’avoir commis une tuerie de masse sur un quai de métro. Gaz est le plaidoyer de cette mère damnée, un monologue vertigineux où l’amour et la souffrance s’extraient de l’innommable.

Quelques citations:

– Aujourd’hui tout le monde est humoriste.
La plus grande réalisation de notre civilisation occidentale? Eh bien, si on en croit nos penseurs les plus populaires, c’est notre humour. Notre baume miracle, notre ciment, notre solution finale. Avant, ce qui nous rendait égaux, c’était la mort, surtout si elle venait sous la forme d’une épidémie. Aujourd’hui, c’est l’humour. « Si nous apprenions à rire un peu plus les uns avec les autres, rire de tout, le monde irait mieux. »
Attention, ça, ce n’est pas pour rire. On dit ce genre de chose avec le plus grand sérieux. C’est le côté absurde de l’humour. Plus on en parle, plus ça devient ennuyeux.
Et prétentieux.
La philosophie, le débat, l’introspection? Plus nécessaires. Nous avons les blagues de calendrier. La colère, l’humiliation, le manque. L’injustice, la pauvreté? « Apprenez enfin à en rire, les gars, les problèmes seront déjà à moitié résolus. »
La perte et le deuil. L’horreur. Les sentiments de culpabilité, la honte, les reproches qu’on s’adresse. « Il faut apprendre à t’en moquer, ma fille. »
« Il n’existe rien qu’on ne puisse éliminer par le rire. »

– Evidemment il y a, comme on dit, des « facteurs d’influence extérieure ». Mais lesquels? « Personne ne se radicalise tout seul »! C’était écrit dans le journal d’hier. Le titre de la page d’opinion. Ça me fait une belle jambe, ce genre de cliché.
Il n’y a qu’une question qui me ronge, qui me bouffera toute ma vie. Pourquoi lui et pas tant d’autres? […]
Pour un pays, un système, un régime, c’est facile. On peut déchoir quelqu’un de sa nationalité et se dire, ou faire semblant de croire, que le problème est réglé. Mais le contexte qui a formé ce quelqu’un? On ne peut jamais le connaître dans les détails.
Mais on ne peut pas l’ignorer non plus.
Parce que ce serait nier à l’avance toute responsabilité et y échapper. Trop facile! Et alors, par la suite, qu’est-ce que je devrais dire? Que je ne suis pas sa mère? Et tout le monde serait content? A l’idée qu’un tel monstre n’avait pas de mère, en réalité? Et qu’il ne méritait pas d’en avoir une?
Je trouve que ce serait une lâcheté. Je chéris mes doutes, j’admets mes fautes, j’assume mes manques. Même si j’ignore en quoi ils consistent. Il ne me reste pas grand-chose d’autre.
Et je ne sais ce que je crains le plus. Que ses actes soient effectivement dus à quelque chose dont moi, je serais l’origine. Des frustrations, des traumatismes, que sais-je encore? Ou alors que je sois entièrement étrangère à tout cela. Que rien de ce que je lui ai apporté ne l’ait arrêté ou même freiné.
C’est cette dernière hypothèse qui me semble le verdict le plus dur.
Après toute la peine que je me suis donnée.

Evaluation :

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