vendredi , 28 novembre 2025

L’éducation physique

Auteure: Rosario VIllajos

Editeur: Métailié – 5 septembre 2025 (256 pages)

Prix Biblioteca Breve 2023

Lu en juillet 2025

Mon avis: A 18h15, un dimanche d’août 1994 en Espagne, Catalina quitte à toute vitesse la maison de campagne de son amie. Il est tard, il n’y a plus d’autobus, elle doit rentrer en ville mais ne veut pas que le père de son amie la raccompagne en voiture. Catalina doit pourtant absolument être de retour chez elle à 21h45, l’heure imposée par ses parents. Malgré les craintes intégrées depuis qu’elle a l’âge de les comprendre (mauvaise rencontre, enlèvement, viol, meurtre), elle part à pied mais, vu la distance, elle sait qu’elle va devoir faire du stop.

Dans ce compte à rebours de 3h30, on suit Catalina sur le chemin du retour, mais on la suit également dans son monologue intérieur, dans ses retours dans le temps, dans ses réflexions sur ses désirs, ses rêves, ses frustrations, sa révolte.

Car il est particulièrement difficile d’être une ado de 16 ans en Espagne en 1994. A peine deux ans plus tôt, un terrible drame a marqué toute une génération de parents et de jeunes filles : l’assassinat de « las niñas de Alcàsser » : trois adolescentes de 14 et 15 ans, enlevées alors qu’elles faisaient du stop pour se rendre à la discothèque de la ville voisine, violées, torturées, abominablement massacrées avant d’être abandonnées dans un ravin.

Cette tragédie a donné un tour de clé supplémentaire au carcan qui enfermait déjà les jeunes filles telles Catalina. Un carcan moral, physique, psychique, qui bourre le crâne des filles de toutes les horreurs qui pourraient leur arriver si elles se faisaient trop remarquer des garçons ou des hommes. On leur inculque que les mâles sont des prédateurs, qu’elles sont des proies et que s’il leur arrive quelque chose, ce sera exclusivement de leur faute à elles, parce qu’on les avait prévenues, parce qu’il est gravé dans le marbre du patriarcat que les femmes doivent souffrir et ne pas jouir de la vie et encore moins de leur corps.

Catalina, qui a parfaitement assimilé la leçon, cache son corps qui la dégoûte, apprend à être invisible, à se taire et à ne jamais réagir, même si un inconnu dans le bus s’assied à côté d’elle et pose sa main sur sa cuisse.

La surprotection des parents de Catalina vire à l’excès, à l’enfermement, à l’impossibilité de la liberté et de l’autonomie, et crée le sentiment d’être coupable d’absolument tout ce qui lui arrive, la confusion face à l’ambiguïté de ce qui s’est passé chez son amie et de ce qu’elle a ressenti.

Ce livre est terriblement oppressant, on ne peut que ressentir un monde de compassion pour Catalina et entrer en empathie avec elle, parce que même si on n’a pas été une ado en Espagne dans les années 90, il me semble qu’on peut se retrouver en elle à un ou plusieurs égards. Une adolescente en révolte, à la fois contre elle-même et son corps, contre son père qui n’est là que pour faire preuve d’autorité, contre sa mère, femme au foyer frustrée qui s’est mariée et a fait des enfants parce que c’est ce qu’on lui demandait de faire, contre la société qui entretient la domination des hommes et la soumission des femmes, qui ne lui laisse pas la place pour être elle-même. Et le plus désolant, le plus absurde de l’histoire, c’est que, alors que l’heure tourne, la plus grande peur de Catalina, ce ne sont pas les dangers qu’elle court en faisant de l’auto-stop, mais d’arriver en retard à la maison, d’être punie et d’avoir à subir les remontrances et soupçons de ses parents parce que, forcément, elle aurait fait quelque chose de mal.

« L’éducation physique » témoigne de la façon dont les filles/femmes sont éduquées pour apprendre que leur corps ne leur appartient pas. Un apprentissage dévoyé qui ouvre la porte à toutes les blessures, failles, traumatismes, somatisations. Une leçon plus ou moins intégrée, plus ou moins rejetée, dont on ressort plus ou moins indemne.

Un texte profond, intelligent, puissant, bouleversant, écrit à hauteur d’adolescence, qui sonne très juste et tend à l’universel.

En partenariat avec les Editions Métailié.

Présentation par l’éditeur:

Un soir de l’été 1994, Catalina, 16 ans, quitte précipitamment la maison de sa copine avant qu’on la raccompagne. Il n’y a plus de bus, elle part à pied et décide de faire du stop. Elle a peur des mauvaises rencontres mais encore plus du couvre-feu imposé par ses parents.
Entre 18h15 et 21h45, avec un suspense digne d’un thriller, on va suivre ses pensées comme une expérience intime, parfois déroutante, parfois contradictoire, mais surtout intense, comme tout ce qu’on vit à l’adolescence. Ce sera aussi une tentative de prise de conscience de son propre corps qu’elle cherche à apprivoiser malgré le regard des autres.
L’auteure transfère sur le plan physique l’éducation sentimentale de son héroïne, miroir de la vie et de son temps, pour nous suggérer que les batailles des femmes reflètent les violences de chaque époque.
Un livre parfaitement actuel sur le désir de liberté et le corps féminin comme champ de conflit émotionnel, affectif et politique. Un roman juste, universel et plein de tendresse.

Quelques citations:

– La personne envers laquelle la majeure partie de cette rancœur est dirigée, bien sûr, c’est elle-même, pour ne pas avoir dit sur le moment ce qu’elle pense qu’elle aurait dû dire. Elle a dans sa mémoire une bibliothèque infinie avec des milliers de phrases pour se défendre, mais elle ne les a jamais prononcées: elle opte toujours pour le mutisme, parce qu’elle sait avec certitude ce qui se passe quand elle se tait, alors qu’elle ignore ce qui se passerait si elle révélait ce qu’elle a en elle, cette créature monstrueuse à laquelle elle sacrifie les petits bouts de peau qui entourent ses ongles. Sa fureur muette est composée de douleurs, dans le dos, le ventre et la gorge, de palpitations et d’étourdissements, d’une sorte d’effroi très ancien, presque amical, ou du moins, d’un ennemi qu’elle connaît déjà.

– A la maison, on a répété mille fois à Catalina depuis qu’elle est venue au monde de ne pas parler aux inconnus, et surtout de ne pas faire confiance aux hommes, car s’il y a bien une chose qu’ils ont tous en commun, c’est de ne penser qu’à la chose. Et, en même temps, on lui impose de respecter papa et Pablito [son frère aîné] et l’homme auquel un jour elle sera nécessairement fiancée ou mariée. C’est pour ça qu’elle les déteste globalement presque tout le temps, parce que le message est confus, comme la fois où, âgée de neuf ans, elle était allée voir maman pour lui raconter qu’un voisin l’embêtait et voulait l’emmener dans sa maison, et que la seule et unique réaction de maman avait été de la féliciter de ne pas l’avoir suivi chez lui.

– Elle se demande souvent si ce n’est pas pour ça que les gens font des enfants, pour se transposer d’une existence à une autre existence ad hoc, différente de celle dans laquelle ils sont nés, ou peut-être que c’est juste pour se remémorer leur propre enfance, la comprendre, découvrir enfin comment ils ont appris à parler, à marcher, à saisir une partie du monde, et dans le but, enfin, de se voir grandir de nouveau dans un autre corps, en croyant que celui-ci leur appartient parce qu’ils lui ont donné la vie, un corps qu’ils tentent autant que possible de plier à leur volonté sans en avoir conscience et qui, certainement, finira par commettre les mêmes erreurs que celles qui les ont rendus eux-mêmes malheureux et leur ont donné envie de tout recommencer à zéro dans un autre corps.

– Avec ou sans homme, la vie finit toujours par t’obliger à t’occuper de quelqu’un, mais ce quelqu’un ce n’est pas toi, pensa Catalina [16 ans]. Pour elle, c’était plus naturel de s’occuper des enfants, parce que les parents on ne les a pas choisis et on ne peut pas les éduquer ni faire en sorte qu’ils se comportent comme on le voudrait, on ne peut pas leur ordonner de voir, entendre et se taire, ni leur interdire de sortir ni rien. C’est pour ça qu’elle s’était fait la promesse que, si un jour elle avait des enfants, elle ferait son possible pour bien s’entendre avec eux, elle les laisserait faire beaucoup de choses et peut-être même qu’elle les ferait avec eux, ces choses, au lieu de dire toujours NON ou Quand tu seras mère tu comprendras. Comme ça ils ne voudraient jamais la fuir.

– Parce que le pire est ailleurs, comme la vérité dans X-Files, et tout le monde a laissé entendre à Catalina que lorsqu’un loup se promène en liberté on enferme les cent brebis à double tour, et si l’une d’elles s’échappe, ce sera de sa faute à elle si le loup la trouve, parce qu’il est dans la nature du loup de faire peur à la brebis, de torturer la brebis, de tuer la brebis, de la dévorer, mais personne ne se demande s’il est dans la nature de la brebis de rester enfermée jusqu’à ce que le loup cesse d’exister, puisque apparemment le loup n’arrêtera jamais de la traquer.

– Durant ces quelques jours d’incertitude, Catalina décora sa chambre de dessins médiocres ou de tout ce qui pouvait l’aider à marquer un territoire dans lequel elle allait se retirer comme une bigote du Moyen Âge. « Lire, écrire et qu’on me fiche la paix », voilà quelle aurait été la devise de son couvent. Elle était certaine que c’était la véritable raison pour laquelle les femmes se cloîtraient au Moyen Âge, car s’enfermer dans une cellule pour lire ou préparer des madeleines en compagnie de dix autres femmes, ça devait être ce qui se rapprochait le plus de l’indépendance, sans avoir à mourir prostrée dans son lit des suites de son vingtième accouchement avant d’atteindre quarante ans.

Evaluation :

Voir aussi

Un train pour la fin du monde

Auteure: Daniela Ratiu Editeur: Grasset – 15 octobre 2025 (352 pages) Lu en novembre 2025 …

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.