vendredi , 29 mars 2024

Patria

Auteur: Fernando Aramburu

Editeur: Actes Sud – 2018 (624 pages)/Babel – 2020 (728 pages)

Lu en février 2023

Mon avis: Quand j’étais enfant dans les années 80-90, nous allions chaque année en vacances en Galice (nord-ouest de l’Espagne), dans la famille de ma mère. Deux jours de trajet en voiture depuis la Belgique, avec une étape à mi-chemin, de préférence pas au Pays Basque, qui n’était pas exactement l’endroit le plus paisible de la péninsule ibérique à ce moment.
Je me souviens d’une portion de trajet (près de San Sebastián je crois), où il fallait quitter l’autoroute pendant quelques kilomètres, et où on tombait sur des barrages de la Guardia Civil tenus par des soldats armés jusqu’aux dents. Pendant ces étés, il ne se passait pas 15 jours sans que l’ETA lance une alerte à la bombe par-ci ou par-là, dans des endroits plus ou moins touristiques à travers toute l’Espagne. Il n’y avait pas nécessairement de victimes, mais les messages de l’organisation séparatiste étaient clairs : attirer l’attention sur son « combat », montrer sa force de frappe hors du Pays Basque, faire peur aux touristes, nuire à l’Espagne et au gouvernement de Madrid.
Je me souviens qu’un de mes cousins plus âgé, militaire à Saragosse puis à Madrid, racontait que sa hiérarchie interdisait aux soldats et officiers de porter leur uniforme notamment dans les transports publics, histoire de ne pas servir de cible potentielle.
Je me souviens de l’exécution de Miguel Angel Blanco en juillet 1997, après une séquestration et un ultimatum de 48 heures*…
Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, ni moi ni personne de mon entourage n’avons été confrontés de manière directe à la violence de l’ETA. Mais il faut croire que le contexte anxiogène de cette époque m’a marquée d’une façon ou d’une autre puisque, presque trente ans après, la colère de F. Aramburu et celle qu’il instille dans ses personnages me parle et réveille ces échos dans mes souvenirs. Et si moi (qui, après tout, n’ai vécu tout cela que depuis un extérieur lointain et protégé), je suis marquée par ce conflit, alors je n’ose imaginer ce qu’ont ressenti et ressentent encore les protagonistes directs de cette tragédie.

Même s’il est question de pardon et de repentance dans « Patria », ce sont surtout les sentiments de colère et de haine qui dominent.
La colère (ô combien justifiée) contre une violence aveugle; contre une idéologie fanatique peut-être légitime à l’origine mais poussée jusqu’à un extrémisme absurde, qui transforme des amitiés d’une vie en combat fratricide et mortel; contre la terreur éprouvée par tout qui est en désaccord avec l’ETA; contre la bêtise (et son exploitation) de certains humains bas du front qui feraient n’importe quoi pour exister.
La haine invraisemblable, quasi délirante, de ces mêmes bas du front et des partisans du mouvement, qui prétendent appartenir à un peuple opprimé par l’Etat central (qui, soyons clair, est loin d’être innocent dans cette histoire), mais qui ne se sont jamais préoccupés de tenir compte de l’avis du peuple précité (à supposer qu’ils pensent à le lui demander). Démocratie, liberté d’expression, mais qu’est-ce donc ?
A travers l’histoire de deux femmes, meilleures amies jusqu’à ce que le mari de l’une d’elle tombe en disgrâce (avant d’être assassiné) pour avoir refusé de payer l’impôt révolutionnaire (lire : le racket mafieux des chefs d’entreprises basques par l’ETA), et devenues ensuite ennemies jurées, F. Aramburu plonge dans le conflit basque pour nous le raconter à hauteur d’homme, et surtout de femme. Une plongée dans le quotidien des deux camps, allant et venant dans le temps et les générations, des années les plus violentes jusqu’à 2011-2012, après que l’ETA ait annoncé son abandon de la lutte armée.
Bien qu’à travers ses personnages, il se place aussi dans la peau des pro-ETA, on sent bien que l’auteur garde une dent dure contre l’organisation terroriste, et on comprend que la déchirure, la fracture entre les deux camps est profonde et durable : c’est bien beau de parler de réconciliation, de pardon et de page à tourner, mais n’est-ce pas infliger une double peine aux victimes ?

Grâce au mélange de styles direct et indirect et à sa construction non linéaire, ce roman est addictif, puissant et surtout, comme ses personnages, bouleversant et profondément humain.

*Âgé de 29 ans, ce conseiller municipal (Parti Popular) de la localité d’Ermua a été enlevé par l’ETA, qui exigeait, en échange de sa libération, que tous les prisonniers etarras (dispersés à travers toutes les prisons d’Espagne) soient rapatriés dans les prisons basques, et ce dans le délai surréaliste de 48h. L’enlèvement avait été ultra-médiatisé en Espagne et avait soulevé une vague d’indignation énorme, y compris au Pays Basque. En vain.

Présentation par l’éditeur:

Lâchée à l’entrée du cimetière par le bus de la ligne 9, Bittori remonte la travée centrale, haletant sous un épais manteau noir, bien trop chaud pour la saison. Afficher des couleurs serait manquer de respect envers les morts. Parvenue devant la pierre tombale, la voilà prête à annoncer au Txato, son mari défunt, les deux grandes nouvelles du jour : les nationalistes de l’ETA ont décidé de ne plus tuer, et elle de rentrer au village, près de San Sebastián, où a vécu sa famille et où son époux a été assassiné pour avoir tardé à acquitter l’impôt révolutionnaire. Ce même village où habite toujours Miren, l’âme sœur d’autrefois, de l’époque où le fils aîné de celle-ci, activiste incarcéré, n’avait pas encore de sang sur les mains – y compris, peut-être, le sang du Txato. Or le retour de la vieille femme va ébranler l’équilibre de la bourgade, mise en coupe réglée par l’organisation terroriste.

Des années de plomb du post-franquisme jusqu’à la fin de la lutte armée, «Patria »s’attache au quotidien de deux familles séparées par le conflit fratricide, pour examiner une criminalité à hauteur d’homme, tendre un implacable miroir à ceux qui la pratiquent et à ceux qui la subissent.

L’ETA vient de déposer les armes mais pour tous une nouvelle guerre commence : celle du pardon et de l’oubli.

Ce roman a enflammé la société espagnole et a valu à son auteur les plus prestigieuses récompenses. En cours de publication dans le monde entier, «Patria »fait événement par sa puissance d’évocation et sa mise en question des fanatismes politiques.

Quelques citations:

Il [le curé du village] me l’a dit tel quel. Que je ne revienne pas au village [pro-ETA] pour ne pas enrayer le processus de paix. Tu vois, les victimes sont gênantes. On veut nous pousser à coups de balai sous le tapis. Il ne faut pas qu’on nous voie, et si nous disparaissons de la vie publique, et s’ils réussissent à sortir leurs prisonniers de prison, alors ce sera la paix et tout le monde sera content: ici il ne s’est rien passé! Il a dit que c’était le moment de nous pardonner les uns les autres. Et quand je lui ai demandé à qui je devais demander pardon, il a répondu à personne, mais hélas j’étais impliquée dans un conflit qui concerne toute la société, pas seulement quelques citoyens, et on ne peut ignorer que ceux qui devraient me demander pardon attendent aussi que d’autres leur demandent pardon.

– L’ETA doit agir sans interruption. Il n’a pas le choix. il y a belle lurette qu’il est tombé dans l’automatisme de l’activisme aveugle. S’il ne fait pas de mal, il n’est pas, il n’existe pas, il n’a plus aucun rôle. Cette façon mafieuse de fonctionner dépasse la volonté de ses membres. Même ses chefs ne peuvent s’y soustraire. Oui, d’accord, ils prennent des décisions, mais c’est l’apparence. Ils ne peuvent en aucun cas ne pas les prendre, car une fois que la machine de la terreur est lancée, rien ne peut plus l’arrêter.

– Les violents [de l’ETA] seraient ravis que tout le monde participe à leur jeu. Ils auraient ainsi la preuve que cette guerre n’existe pas seulement dans leurs têtes.

– On leur fourre de mauvaises idées dans la tête, et comme ils sont jeunes ils tombent dans le piège. Ensuite, ils se prennent pour des héros parce qu’ils ont un pistolet. Et ils ne se rendent pas compte qu’en échange de rien, parce qu’au bout du compte il n’y a d’autre récompense que la prison ou la tombe, ils ont tourné le dos au travail, à la famille, aux copains. Ils ont tout quitté pour obéir aux ordres d’une poignée de profiteurs. Et pour briser la vie d’autres personnes, en laissant des veuves et des orphelins à tous les coins de rue.

– Au village, il y a beaucoup de gens tourneboulés par la politique. Des gens qui t’embrassent aujourd’hui et qui demain, pour un truc qu’on leur aura raconté, ne t’adressent plus la parole. Moi, on m’a reproché de sortir avec un mec qui n’est pas basque – je t’assure!

Evaluation :

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2 commentaires

  1. j’aime beaucoup votre introduction, les livres que l’on lit se rattachent nécessairement à notre vie nos souvenirs et j’aime cette personnalisation qui est celle que fait tout lecteur
    j’ai le même sentiment que vous sur l’ETA j’ai lu il y a peu un texte d’un avocat français ayant eu à défendre un membre de l’organisation, ce texte m’avait touché et fait me poser des questions : le chemin des morts de François Sureau,
    en attendant je note ce livre là car j’aime la littérature espagnole