Auteure: Justine Augier
Editeur: Actes Sud – 2021 (334 pages)
Lu en mars 2023
Mon avis: Dans « De l’ardeur », Justine Augier évoquait la vie de Razan Zaitouneh, avocate syrienne, militante des droits humains et opposante à Bachar al-Assad, enlevée en décembre 2013 et dont on est toujours sans nouvelles.
Dans cet ouvrage-ci, elle s’intéresse cette fois à Yassin al-Haj Saleh, également opposant au régime des al-Assad (père et fils). Contrairement au livre sur Razan (qu’elle n’a jamais rencontrée), pour lequel elle n’avait pu se baser que sur des écrits, des photos ou vidéos et les témoignages des proches de Razan, Justine Augier a eu cette fois la possibilité de rencontrer Yassin à plusieurs reprises, à Berlin où il s’est exilé.
Avec lui, elle retrace son parcours et sa dissidence, son emprisonnement de ses 20 à ses 36 ans dans les geôles du père Assad, sa participation au printemps syrien à partir de 2011, sa fuite et son exil en Turquie en 2013 jusqu’à son arrivée en Allemagne en 2016, sa tragédie personnelle depuis que sa femme Samira a disparu, enlevée en même temps que Razan et deux autres compagnons d’infortune.
Il est question de la barbarie du régime syrien, de tortures et de traumatismes, du complexe du survivant, de la douleur de l’exil et de l’impuissance face à la guerre sans fin, d’emprisonnement et du pouvoir des livres (ceux d’Hannah Arendt entre autres) qui permettent de s’en évader un tant soit peu.
Mais ce livre est bien plus que la biographie d’un seul homme, il est aussi une réflexion profonde sur le Mal et l’humanité, sur ce que peuvent (ou pas) le droit et les tribunaux pour rendre justice au peuple syrien martyrisé par son dirigeant, sur l’abandon éhonté dans lequel ce dernier est laissé par la communauté internationale, sur les échos que ce conflit meurtrier fait résonner dans le passé récent de l’Europe.
Justine Augier ne se pose pas en moralisatrice omnisciente, loin de là (« …honte de venir d’un milieu privilégié, de me promener avec un passeport privilégié, d’appartenir au monde occidental responsable de tant de violences et d’indifférence »). Avec humilité et sincérité, elle fait part du pourquoi et du comment de sa démarche et de ses recherches, explique son propre parcours, ses doutes, son questionnement, la réflexion qui l’a amenée à écrire sur la Syrie.
J’avais préféré « De l’ardeur », précisément parce que je l’avais trouvé plus ardent, mais « Par une espèce de miracle » est tout aussi poignant et désespérant, admirable d’humanisme et de sensibilité, de richesse intellectuelle, remarquable par son talent d’écriture. Un livre essentiel pour ne pas oublier la tragédie syrienne (et toutes les autres).
Présentation par l’éditeur:
Pendant une année, Justine Augier fait l’aller-retour entre Paris, où elle habite pour la première fois depuis la fin de ses études, et Berlin où elle rend visite à Yassin al-Haj Saleh, un des esprits les plus libres et les plus lucides de la dissidence contre le régime d’Al-Assad, pour remonter avec lui le fil de sa vie syrienne, de son exil forcé, d’une histoire personnelle intimement tressée à celle, violente, de son pays (seize années dans les prisons du père avant de rejoindre la révolution contre le fils). Accompagnant son apprivoisement de ce nouveau temporaire berlinois, elle arpente avec Yassin son trajet de lecteur, étroitement lié à l’expérience carcérale, et sa rencontre par les livres avec la pensée et les écrivains européens de l’après-guerre, au premier rang desquels Hannah Arendt et Walter Benjamin. Par une espèce de miracle nous ouvre ce dialogue fécond qui explore les points de résonance entre la tragédie de la Syrie et le passé de l’Europe, avec la volonté urgente de croire que la justice pourrait rendre au peuple syrien la dignité que sa révolution écrasée a tenté d’arracher, et dessiner une alternative au désespoir.
Quelques citations:
– Il a fallu encore cinquante ans après cette double adoption [celle de la Convention ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide et celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme] pour que soit créée la Cour pénale internationale. La même année, en 1998, Pinochet a été arrêté à Londres suite à un mandat d’arrêt émis par un juge espagnol pour génocide, terrorisme et torture. Un autre recours se mettait en place comme si, déjà, on commençait à douter du système qu’on avait mis des décennies à construire. Ce recours permettrait de contourner les inerties de l’institution internationale en se tournant vers les juridictions nationales, en faisant appel au principe de compétence universelle.
– Les Syriens, eux, n’ont jamais pu descendre dans la rue pour crier sans prendre le risque de mourir. Mohammad vivait à Damas, pas dans l’une de ces villes où manifester était plus dangereux encore. Mais quand même, chaque fois qu’il descendait pour protester, il disait adieu à sa mère. Il le disait en souriant, porté par son ivresse, mais sa mère pleurait.