Auteur: Elsa Osorio
Editeur: Métailié – Rentrée littéraire hiver 2018 (400 pages)
Lu en décembre 2017
Mon avis: Argentine, 1978. La Coupe du Monde de football bat son plein, la dictature militaire de Jorge Videla aussi, depuis le coup d’Etat de 1976. Les opposants sont séquestrés et torturés dans les locaux de l’ESMA, l’Ecole de la Marine, à quelques encablûres du stade de Buenos Aires.
France, 1978. Pendant que les exilés argentins réfugiés dans l’Hexagone appellent à boycotter la Coupe du Monde en dénonçant les violations des Droits de l’Homme commises dans leur pays, la junte met sur pied le Centre Pilote de Paris pour surveiller ces fauteurs de troubles et assurer la propagande du régime.
Argentine, 1978. Juana, membre des Montoneros, groupe armé rebelle, est arrêtée et emmenée à l’ESMA. Après bien des tortures, elle subit un ultime supplice : accepter de collaborer avec les militaires ou voir son fils de trois ans aux mains de ses bourreaux. Le dilemme est vite résolu. Parce qu’elle parle français, Juana est envoyée à Paris, au Centre Pilote, pour infiltrer les groupes d’opposants. Surveillée de très près – jusque dans son lit – par son tortionnaire/protecteur/amant forcé, elle ne renonce cependant pas à la lutte et s’efforce de retenir tous les noms, ceux des oppresseurs et des victimes, pour pouvoir tout raconter plus tard. Entre sa terreur pour la vie de son fils et sa crainte d’être reconnue par ses anciens compagnons d’armes qui la considèrent désormais comme une traîtresse, un coup de foudre lui indiquera une possible échappatoire…
France, 2004. A Saint-Nazaire, ville paisible avec moins d’un crime par an, on retrouve le cadavre d’une femme, Marie Le Boullec, noyée dans la mer. Accident, suicide, meurtre ? La police n’a pas très envie d’enquêter, contrairement à Muriel, jeune journaliste entêtée ayant une revanche professionnelle à prendre. Aidée de Marcel, son amoureux transi, et de Geneviève, la vieille voisine de Marie, elle tente de cerner celle-ci, femme discrète d’origine argentine, médecin dévouée et appréciée. Quand l’autopsie révèle que Marie est tombée à la mer depuis une hauteur conséquente et qu’elle avait du Penthotal dans le sang, Muriel fait le rapprochement avec les « vols de la mort » lors desquels les prisonniers de la junte étaient anesthésiés puis jetés à l’eau depuis les airs. Un crime lié aux années de la dictature ? L’enquête est délicate et difficile, tant les langues craignent de se délier. Paranoïa ou méfiance justifiée, la menace de répression semble à peine moins forte qu’à la grande époque de l’ESMA.
Le roman va et vient entre présent et passé, entrecoupé d’échanges d’e-mails entre Soledad et Matías, dans lesquels une mère essaie d’expliquer à son fils pourquoi elle l’a abandonné. Fil après fil, après bien des noeuds, la trame se tisse et le portrait apparaît : celui d’une femme aux multiples identités, qui tente de reste droite bien que prisonnière de son passé et d’un amour tordu, et celui d’un pays qui n’a pas encore digéré ses années de plomb : même si les dignitaires du régime ne sont plus au pouvoir, beaucoup ont assuré leurs arrières en se recyclant chefs d’entreprises plus ou moins floues. Heureusement, d’autres n’échappent pas aux tribunaux*.
Dans la lignée de « Luz ou le temps sauvage », Elsa Osorio nous emmène à nouveau dans le passé glaçant de l’Argentine, dont les échos sinistres continuent de résonner, et creuse encore le sillon de l’Histoire pour en faire jaillir quelques éclats de vérité. En dépit des amourettes hystériques et dispensables entre Muriel et Marcel, « Double fond » est un roman habilement construit, sombre et captivant, un quasi-documentaire à suspense dans lequel beaucoup de choses se cachent sous les apparences.
*http://www.rfi.fr/hebdo/20171201-dictature-argentine-esma-proces-emblematique
En partenariat avec les éditions Métailié.
Présentation par l’éditeur:
Qui est Juana ? Une militante révolutionnaire qui a trahi ? Une mère qui échange sa vie contre celle de son enfant ? Ou la prisonnière d’un cauchemar qui tente de survivre ?
Une femme, médecin sans histoire, est retrouvée noyée près de Saint-Nazaire. La jeune journaliste locale ne croit pas à la thèse du suicide et remonte le fil : elle découvre l’horreur de la dictature argentine, et un étrange échange de mails entre un jeune homme en colère et une femme qui a bien connu cette période.
Parallèlement, une mère raconte à son fils pourquoi il a dû grandir sans elle. Perdue dans les marécages de la dictature militaire, cette militante révolutionnaire a échangé sa liberté contre la vie de son enfant et accepté de collaborer avec la dictature, en particulier au Centre pilote de Paris. Traître aux yeux de tous, avec la survie pour seul objectif, elle va disparaître.
Elsa Osorio construit un kaléidoscope vertigineux et bouleversant. Les péripéties s’enchaînent, haletantes : tortionnaires mafieux, violence, passion amoureuse, habileté à jouer avec les identités clandestines, dans un intense suspense psychologique. L’auteur de Luz ou le temps sauvage atteint ici le sommet de son art de romancière profonde et habile.