Auteur: Steve Tesich
Editeur: Points – 2014 (592 pages)
Prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points 2014
Lu en 2014
Mon avis: Brillant. Carrément brillant.
Et je ne parle pas que de la couverture de l’édition de poche.
Je parle du roman, et de son auteur Steve Tesich, paix à son âme pour notre plus grand malheur à nous, pauvres lecteurs désormais privés de son talent.
Mais en aucun cas je ne parle du personnage principal, Saul Karoo, quinquagénaire plutôt peu reluisant. Ou alors il faudrait dire de lui qu’il brille par son cynisme, sa lâcheté et son égoïsme. Un type pathétique et détestable. Ce qui n’empêche pas la « profession » de lui reconnaître depuis longtemps un talent certain : Karoo est doué pour réécrire des scenarii de films de façon à les calibrer « purs produits hollywoodiens grand public », quitte à massacrer des chefs-d’oeuvre en puissance.
Ce stéréotype de l’antihéros, qui se rêve en Ulysse au coeur d’une odyssée futuriste, est un raté. Son mariage, son fils adoptif, son assurance-maladie, sa santé, tout lui échappe. Même l’ivresse se refuse à lui, malgré les litres d’alcool qu’il ingurgite à la moindre occasion. Limite cinglé mais terriblement lucide sur lui-même, Karoo est incapable de sincérité. Menteur patenté, à force de manipulations et d’hypocrisie, il perd de vue la réalité, aveuglé par son déni. Jusqu’au jour où un éclat de rire sur une cassette-vidéo le bouleverse et laisse espérer que sa carapace de superficialité va bientôt exploser.
Et là, de détestable, Karoo en devient presque touchant. En tout cas pour le lecteur. Parce que sa future ex-femme continue à le trouver ridicule et méprisable.
Sur la voie de la rédemption (croit-il), Karoo tente alors de sauver les meubles de sa vie, de recoller quelques morceaux, de remplir le vide intersidéral de son existence. Il se voit en artisan d’un happy end en guimauve technicolor, grâce auquel le vrai Saul Karoo serait enfin révélé au monde.
Critique féroce d’une certaine industrie cinématographique cheap et sentimentale made in US, mais aussi d’une société superficielle, égoïste et décadente, ce roman pourrait être désespérant. Mais l’humour – noir, cynique – est présent à toutes les pages. Entre Ulysse et Oedipe, le roman de Karoo est une tragédie moderne dramatiquement drôle, avec des moments de réelle tension, voire d’émotion.
Un grand roman américain, magistralement écrit et traduit.
Virtuose.
Saisissant.
Brillant.
De la littérature, quoi.
Présentation par l’éditeur:
Égoïste et cynique, Saul Karoo ment comme il respire et noie ses névroses familiales dans la vodka. Son métier, script doctor, consiste à dénaturer des chefs-d’œuvre pour les aligner sur les canons hollywoodiens. Quand sa carrière croise celle de Leila Millar, une jeune actrice médiocre, il décide contre toute attente de la prendre sous son aile. Car ils sont liés par un secret inavouable…
Quelques citations:
– « Je pouvais percevoir son anxiété et son angoisse, ainsi que les efforts qu’elle déployait pour les éloigner, aussi clairement que si son visage avait été une série de diapositives avec des légendes indiquant les émotions qu’elle ressentait. Je devais détourner le regard, ne plus la regarder dans les yeux; ce qui ne fit qu’augmenter son malaise.
Mais je devais absolument regarder ailleurs. Cette fenêtre grande ouverte qu’était son visage faisait de moi une espèce de voyeur de sa vie intérieure mise à nu. Personne ne devrait être aussi ouvert que ça, me dis-je. Personne. »
– « Nous étions officiellement séparés depuis plus de deux ans, mais nous continuions à nous voir régulièrement pour discuter des termes de notre divorce. (…) Nous allâmes même jusqu’à fêter les deux ans de notre séparation par consentement mutuel. De toute évidence, il était plus facile aux pays d’Europe de l’Est de renverser leurs gouvernements totalitaires qu’à moi de mettre un terme à mon mariage. »
– « Même l’homme qui a tout perdu garde encore des inhibitions. C’est ce qui part en dernier. »
– « Etre à leurs côtés m’empêche de les observer et de les voir comme je suis en train de le faire. On ne peut pas vraiment regarder les gens quand on est avec eux. Ils disent des choses. Vous dites des choses. Votre présence altère leur comportement, tout comme le vôtre. Vous voyez très peu de choses des gens quand vous êtes avec eux« .
– « Il se demande pourquoi elle [sa mère] a reçu tant d’appels tôt ce matin et plus aucun maintenant.
C’est peut-être comme ça, se dit-il, avec les vieux. Ils s’appellent les uns les autres, par rotation, tôt le matin, pour s’assurer qu’ils sont toujours vivants. »