jeudi , 26 juin 2025

L’oubli que nous serons

Auteur: Héctor Abad Faciolince

Editeur: Gallimard – 2010 (336 pages)

Lu en mai 2025

Mon avis: L’oubli du titre, c’est celui que l’auteur, s’adressant à ses lecteurs, espère « ajourner pour un moment encore, dans la fugitive réverbération de vos neurones, grâce aux regards, rares ou nombreux, qui un jour s’attarderont sur ces lettres ».

C’est l’oubli de son père adoré, Héctor Abad Gómez, qu’il tente de différer le plus possible en lui rendant hommage à travers ces pages.

Héctor Abad Gómez est un médecin colombien, enseignant à l’Université de Medellín, qui plutôt que de soigner les riches dans un cabinet privé, emmène ses étudiants dans les quartiers pauvres pour les convaincre de la nécessité de s’investir dans la santé publique. Il développera de nombreux projets qui visent tous à inculquer les règles d’hygiène de base à la population précarisée, à mener des campagnes de vaccinations, à permettre l’accès à l’eau potable et à une alimentation correcte, à installer des réseaux d’évacuation des eaux usées. Il croit fermement à l’importance de la prévention et de l’éducation à la santé des plus démunis. Il est aussi un défenseur des droits humains, un libre-penseur, un idéaliste passionné, généreux et parfois excessif, ce qui offre un contraste certain avec la personnalité de son épouse, très croyante, quasi-mystique, tout autant que femme d’affaires avisée et pragmatique. C’est elle qui fait bouillir la marmite du foyer, mais elle le fait de bon coeur, pour permettre à son mari de poursuivre ses idéaux. Et cela ne pose de problème à aucun des deux, parce qu’ils s’aiment, depuis toujours et jusqu’à ce que la mort les sépare. Oui, ce qui frappe dans ce livre, c’est l’amour inébranlable qui règne au sein de cette famille soudée, l’amour des parents entre eux mais aussi vis-à-vis de leurs six enfants. Parce que Héctor Abad Gómez était un père aimant, attentif, complice, respectueux, exemplaire.

Et pourtant, malgré sa bonté et toutes les causes justes et nobles qu’il défendait, cet homme sera assassiné le 25 août 1987 à l’âge de 65 ans, par deux inconnus à moto qui vident un chargeur sur lui à bout portant. Parce que dans ces années-là, la Colombie est un brûlot de violences liées à la rivalité des factions politiques, au narcotrafic, au terrorisme, à la corruption, aux milices paramilitaires armées par l’Etat.

Au milieu de cette barbarie, il était écrit qu’un homme tel que lui allait mourir : ses prises de position en faveur des droits de l’homme et de la liberté d’expression et dénonçant les tortures, les détentions arbitraires et la violence d’Etat, ne pouvaient que déranger, et il se savait en danger de mort. Son nom s’ajoutera à une longue liste d’assassinats non élucidés mais dont personne n’ignore le mobile.

Héctor Abad Faciolince avait 29 ans à la mort de son père, et il lui aura fallu près de 20 ans pour écrire ce livre sur l’histoire de son enfance dans une famille unie dans les joies et les drames, de sa relation admirable avec ce père adulé et si proche, de la vie d’un homme remarquable victime du contexte d’ultra-violence de la société colombienne des années 70-90.

Même si l’auteur pense que ce témoignage est « à la fois inutile et nécessaire. Inutile parce que le temps n’est pas restitué, et les faits ne sont pas modifiables, mais nécessaire du moins pour moi, parce que ma vie et mon métier manqueraient de sens si je n’écrivais pas ce que je sens que je dois écrire, et qu’en presque vingt ans de tentatives je n’avais pas été capable d’écrire, jusqu’à présent », cet hommage est traversé par la douleur, le désespoir, l’injustice, mais aussi par l’enfance innocente, la joie, l’amour, la générosité et la grandeur d’âme. Donc par la beauté, donc ce livre poignant, déchirant même, n’est pas inutile, et il n’est pas seulement nécessaire à l’auteur, mais à tous ceux/celles qu’il touchera. Même si ce n’est pas de la fiction (malheureusement), c’est aussi un très beau moment de littérature.

Le jour de sa mort, Héctor Abad Gómez avait dans sa poche ce poème de Borges, « Ici et Maintenant »:

« Nous voilà devenus l’oubli que nous serons.
La poussière élémentaire qui nous ignore,
qui fut le rouge Adam, qui est maintenant
tous les hommes, et que nous ne verrons.

Nous sommes en tombe les deux dates
du début et du terme. La caisse,
l’obscène corruption et le linceul,
triomphes de la mort et complaintes.

Je ne suis l’insensé qui s’accroche
au son magique de son nom.
Je pense avec espoir à cet homme

qui ne saura qui je fus ici-bas.
Sous le bleu indifférent du Ciel
cette pensée me console. »

Les lecteurs de ce livre ne seront décidément pas « cet homme/qui ne saura qui je fus ici-bas ».

Présentation par l’éditeur:

« Il est très difficile d’essayer de synthétiser ce qu’est L’oubli que nous serons sans trahir ce livre, parce que, comme tous les chefs-d’œuvre, il est plusieurs choses à la fois. Dire qu’il s’agit d’une mémoire déchirée sur la famille et le père de l’auteur – qui fut assassiné par un tueur – est certain, mais cela reste limité et infime, car ce livre est, aussi, une saisissante immersion dans l’enfer de la violence politique colombienne, dans la vie et l’âme de la ville de Medellín, dans les rites, les petites choses de la vie, l’intimité et la grandeur d’une famille, ainsi qu’un témoignage délicat et subtil d’amour filial, une histoire vraie transfigurée par son écriture et sa construction en une superbe fiction, et l’un des plaidoyers les plus éloquents jamais écrits contre la terreur comme instrument d’action politique. » Mario Vargas Llosa.

Evaluation :

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