Je me souviens d’un été en Espagne, j’avais 11 ou 12 ans. Avec mes parents, le frère et la sœur de ma mère et mes cousins, nous avions assisté à la messe le jour de la Saint-je-ne-sais-plus-qui.
C’était une de ces fêtes auxquelles tout le village assistait, les croyants comme les autres.
Les premiers arrivés s’entassaient dans la minuscule chapelle, qui ne comportait que quelques bancs de bois inconfortables. Les autres s’agglutinaient autour des deux haut-parleurs accrochés à la porte de la chapelle pour tenter de capter quelques bribes du sermon du curé. Les plus retardataires, dont nous faisions partie, étaient relégués plus loin sur l’esplanade, et n’entendaient pas un traître mot de la messe.
Mais l’important n’était pas là.
L’assistance était impatiente que la cérémonie se termine, parce qu’alors, on pourrait faire éclater quelques pétards, prendre l’apéritif à la guinguette et surtout, danser au son de l’orchestre qui était déjà en train de se préparer sur le podium installé face à la chapelle.
Tout le monde savait que l’attente serait de courte durée, ces jours-là le curé lui-même expédiait la messe en vingt minutes, pressé d’aller boire son martini blanc au milieu de ses ouailles.
Je savais que ma mère aimait ces fêtes, elles lui rappelaient celles de sa jeunesse, et elles étaient aussi l’occasion de revoir ses amis d’enfance, de partager leurs souvenirs et leur quotidien d’émigrés aux quatre coins de l’Europe.
Quand la musique commença, un des vieux amis de ma mère l’invita à danser. C’était un pasodoble, ou quelque chose dans le genre, en tout cas un morceau joyeux et entraînant.
Mon père ne disait rien, il les observait d’un œil amusé. Lui-même n’avait aucun sens du tempo et dansait comme un pied. Ma mère avait bien essayé de lui apprendre des années plus tôt, mais avait rapidement abandonné, les orteils en compote.
Et donc ma mère tournoyait avec cet ami, sa jupe ample virevoltait autour d’elle. Son visage souriait, ses yeux riaient, on aurait dit qu’elle avait rajeuni, qu’elle était retournée trente ans en arrière, dans un de ces bals musettes qui étaient à l’époque la seule façon de s’amuser gratuitement, même s’il fallait faire des kilomètres à pied pour s’y rendre.
En la voyant danser, si loin de mon père et moi, j’essayais d’imaginer ce que ma mère serait devenue si elle avait pu rester en Espagne, si elle avait pu aller à l’université, si sa famille avait été plus riche.
Je n’y arrivais pas vraiment, je n’y arrive toujours pas aujourd’hui, mais ma seule certitude c’est que si ma mère avait pu tout cela, je n’aurais pas été là pour le raconter.