Auteurs: Jean et Danielle Bourgeois
Editeur: Editions Nevicata – 2016 (196 pages)
Lu en juin 2016
Mon avis: Evoquer l’Afghanistan aujourd’hui en 2016, c’est penser, immanquablement, à la guerre, aux Talibans, au terrorisme. Rien de transcendant pour l’humanité dans cette folie destructrice qui n’épargne même pas les statues, telles les Bouddhas de Bâmiyân dynamités en 2001 au nom d’un obscurantisme religieux aussi rétrograde qu’impitoyable.
Les Bouddhas de Bâmiyân, Jean et Danielle Bourgeois ont peut-être eu l’occasion de les voir lors de leurs voyages en 1968 et 1969. Mais le tourisme n’était pas le but de ce couple de jeunes Belges tout juste mariés. On ne devine pas exactement la motivation profonde, le besoin secret qui poussent cette dessinatrice et cet ingénieur en électronique (par ailleurs alpiniste chevronné qui « survivra » à l’Everest quelques années plus tard) à lâcher leurs vies tranquilles pour partir à la rencontre d’un des peuples nomades les plus inaccessibles de la planète. Rêve de liberté, besoin d’espace dans l’infini des déserts ? Leur récit révèle qu’ils souhaitaient partager le mode de vie de « ces gens énigmatiques » « afin de rapporter le témoignage d’un mode d’existence que les Occidentaux ne connaissent plus ». Et de fait, à la charnière de ces années 60-70, si l’Afghanistan, passage incontournable sur la mythique Route de la Soie, est encore relativement accessible et vivable pour les étrangers, on connaît peu de choses à propos des « Koutchis », nom donné aux nomades pachtouns, qui parcourent, deux fois chaque année, des centaines de kilomètres entre les plaines de l’Indus au Pakistan, où ils passent l’hiver, et leur camp d’été dans les montagnes de l’Hazarajât, dans le centre de l’Afghanistan. Au cours de ce périple de plusieurs semaines à travers un désert minéral et des cols à plus de 4000m d’altitude, les caravaniers-contrebandiers, faisant fi de la frontière, font commerce d’animaux, de viande ou de laine dans les villages traversés en route. Ce sont ces fiers nomades, descendants des Aryens, peuple indo-européen apparu il y a 5000 ans en Bactriane, dans le nord de l’Afghanistan, que les deux explorateurs se mettent en tête de localiser. Bardés d’appareils photo et de caméras, d’enthousiasme et d’un brin de naïveté, et armés seulement d’un petit revolver, de quelques mots de persan et de notions de médecine d’urgence, ils sillonnent la région de Ghazni, au sud de Kaboul, pour tenter de repérer une caravane en transhumance. Ils sont d’abord confrontés à la suspicion des autorités locales, qui ne comprennent pas l’intérêt des Occidentaux pour les Koutchis, et qui, surtout, n’ont guère envie d’avoir de comptes à rendre aux autorités belges au cas où il arriverait malheur à leurs ressortissants. Après avoir opéré la « jonction » avec une caravane, les Bourgeois se heurtent à un autre mur de méfiance, cette fois de la part des nomades. Après quelques sueurs glacées d’angoisse, ils réussissent à se faire accepter, d’abord grâce à leur provision de médicaments, puis, très lentement, comprenant qu’il s’agit « de respecter l’autre et se faire respecter », grâce à un savant dosage d’humilité et de fermeté. Commence alors une marche harassante vers le camp d’été des Koutchis, que Jean et Danielle n’atteindront pas, épuisés physiquement et moralement par des conditions de vie trop éprouvantes pour leurs organismes peu habitués à tant de privations. Après quelques mois à se « recomposer » en Belgique, ils refont cependant le voyage l’année suivante et parviendront cette fois au camp d’été, où ils retrouveront avec bonheur leurs désormais amis nomades, dont ils partageront la vie pendant quelques semaines.
Ce récit à deux voix alterne les témoignages de Jean, plus « scientifiques » et ceux, parfois cocasses, de Danielle, davantage ancrés dans la vie et les tâches quotidiennes qu’elle partage avec les femmes de la tribu, mais d’autant plus précieux que Jean, s’il avait voyagé seul, n’aurait jamais pu avoir accès à ces échanges « ménagers » exclusivement féminins.
Publié en 1972, réédité et actualisé en 2016, ce livre n’est pas seulement un document exceptionnel relatant les découvertes archéologiques inestimables du couple, ou les traditions et les codes complexes de cette société nomade dont on n’imaginait pas à l’époque qu’elle était sur le point de disparaître. C’est aussi le témoignage d’une expérience extraordinaire, infiniment sincère et respectueuse et donc terriblement touchante, de fraternisation entre deux mondes quasiment inconcevables l’un pour l’autre. Une fraternisation qui se heurte pourtant à une barrière irréductible, et une expérience dont on ne sort pas indemne : « toutes les images que nous évoquions pour vous [les nomades] vont ont fait mesurer en même temps vos propres limites, soupeser les lourdes portes qui vous barrent l’accès à un autre univers que le vôtre. Vous ne serez jamais autre chose que des nomades, nous ne serons jamais autre chose que des Occidentaux. de chaque côté de la barrière, nous avons compris avec la même tristesse à quel point notre liberté est relative. […] Notre nouvelle échelle des valeurs, influencée par un monde d’hommes pour qui la question essentielle est celle de la survie du clan dans une nature agressive, se révèle inadaptée à ce monde occidental. Les déracinés que nous sommes devenus contemplent avec stupeur l’évolution accélérée d’une publicité envahissante, les longues palabres télévisées où sociologues et médecins débattent de la meilleure utilisation des loisirs, de la meilleure façon de gérer notre nourriture trop riche en glucides et lipides. Notre monde nous est aberrant, et pourtant nous sommes dans l’impossibilité de le renier tout à fait ».
Lire aujourd’hui ce récit d’un monde disparu est bouleversant. Rétrospectivement, la préface de Frison-Roche et l’avant-propos de Jean Bourgeois serrent le coeur, et en regardant les photos prises par le couple, on est pris d’une sorte de nostalgie par procuration : après tant d’années de guerres et de souffrances, que sont-ils devenus, ces nobles Seigneurs d’Aryana ?
Immense merci à Babelio et aux Editions Nevicata (en particulier à Charlotte pour le petit mot et les catalogues) pour cette très belle découverte.
Présentation par l’éditeur:
Afghanistan, mai 1968. Jean et Danielle Bourgeois parviennent, après de longues semaines de recherches, à approcher une caravane de nomades pachtouns. Au péril de leur vie, car ils ont rencontré de farouches contrebandiers, ils réussissent à se faire accepter et à les accompagner sur les pistes secrètes de leur migration bisannuelle. Une relation intense se construit entre eux sur plusieurs années. Une expérience unique et riche en découvertes.
L’Afghanistan d’alors n’existe plus. Ces seigneurs d’Aryana, qui sillonnaient alors tout le pays avec leurs nombreuses caravanes, ont brutalement perdu leur mode de vie ancestral par les guerres incessantes contre les Soviétiques d’abord, puis entre les factions afghanes rivales.
Ce récit de Jean Bourgeois, aujourd’hui réédité, est un document exceptionnel. Illustré de photographies inédites prises par le couple, il permet de mieux mesurer le génocide qui s’est accompli et ce qu’était la vie d’un peuple fier, qu’aucune force étrangère n’a pu dompter.
Quelques citations:
– « Pourquoi l’image d’une caravane ondulant dans un paysage désertique suscite-t-elle chez la plupart d’entre nous de secrètes résonances? Lorsque l’imagination s’égare vers les peuples nomades, lorsque l’esprit vagabonde, nous sommes en proie à un trouble étrange. Serait-ce que le nomadisme nous concerne plus que nous ne le pensons? Besoin d’évasion, atavisme? La tente nomade demeure le symbole – ou le souvenir – d’une époque que nous aurions pu connaître par le truchement de nos pères.
Si nous étions nés seulement le jour de notre naissance, nous ne verrions dans les nomades que des gens simples, à l’esprit trop ankylosé pour songer à améliorer leurs conditions de vie. Mais une perception millénaire, héritée de lointains ancêtres, nous fait pressentir dans les peuples transhumants des cousins et, même plus, de grands frères. »
[Zarîn, un homme dont la fille de trois mois vient de mourir, parle:]
« – Ah, Adjâm, la vie est bien triste. Nous avons tant de difficultés à nourrir nos enfants, et puis Allah nous les reprend. Je voudrais n’en avoir jamais eu…
Que te dire, Zarîn? Nous nous heurtons tous, pauvres hommes, à cette inexorable défaite. Du moins, comme tu le penses sans doute, notre confortable Europe nous donne-t-elle le moyen de reculer parfois l’échéance. Mais notre race périra peut-être pour n’avoir pas subi la loi de la brutale sélection. »
– « C’est l’attitude qu’arbore l’étranger qui est primordiale. Les touristes ont trop tendance à considérer les habitants des pays qu’ils visitent comme des figurants épinglés au décor que la nature a tendu pour eux. A braquer sur l’autochtone leurs caméras et appareils photographiques, à étaler devant lui un luxe et une suffisance provocants, les étrangers, noyés dans leur prétendue supériorité, n’imaginent pas le sentiment de révolte et de dégoût qu’ils suscitent chez les gens dont le sens de l’hospitalité n’est pourtant pas vain. Ils blessent ainsi mortellement la fibre la plus sensible de l’être humain: la fierté. »
[Les Bourgeois, après quelques mois en Belgique, retrouvent leurs amis nomades:]
– « Nous sommes heureux de vous revoir, Adjâm. Nous avons entendu dire à la radio qu’une grande guerre mettait aux prises les deux tribus belges, et nous avions bien peur pour vous.
Une grande guerre en Belgique? Ah oui, la guerre linguistique!
Comment des gaillards comme Malouk pourraient-ils concevoir en effet une guerre uniquement verbale? Sans aucun doute, les nomades ont imaginé une Belgique à feu et à sang, des monceaux de cadavres flamands entassés sur des monceaux de cadavres wallons »
– « Le processus de leur sédentarisation mérite d’être observé attentivement, car ce phénomène n’est pas la conséquence brutale d’une action gouvernementale. Les nomades eux-mêmes ont décidé cette mutation qui leur semble propice. Ceci prouve la grande aptitude qu’ont les peuples nomades à s’adapter à des conditions de vie changeantes. […] les peuples nomades ne restent pas aveuglément attachés à une tradition ancestrale. Ils nomadisent tant que cette situation leur est avantageuse. S’asseoir au village leur agrée dès qu’ils entrevoient une perspective de vie meilleure. Evidemment, seuls les plus riches sont capables de s’arracher à leur mode de vie traditionnel, les plus pauvres resteront encore longtemps attachés à leur passé. En ce qui les concerne, seule une action à l’échelle nationale peut les en extraire, par exemple en créant un besoin de main-d’oeuvre par l’installation d’industries. Doit-on le leur souhaiter? »
Très bel hommage à ces nomades disparus, terrassés, anéantis ? Une forme de liberté en pays afghan qui n’existe plus non plus.
peut-être certains sont-ils réfugiés chez nous?