mardi , 19 mars 2024

Les transparents

Auteur: Ondjaki

Editeur: Métailié – 2015 (368 pages)

Prix José Saramago 2013

Lu en octobre 2015

les transparentsMon avis: L’eau, le feu. La première s’écoule, rafraîchissante et salvatrice, tout au long du récit, jaillissant inexplicablement d’une source invisible située au premier étage d’un immeuble délabré de Luanda, Angola. Le second ouvre et clôt ce même récit, de sorte qu’on pressent dès le début que celui-ci se terminera dans un feu d’artifice d’apocalypse.

Entre les deux (le début et la fin, l’eau et le feu), il y a le quotidien des habitants et des familiers de cet immeuble de sept étages du centre-ville, dans un quartier où l’électricité et l’eau sont aléatoires, ne serait-ce cette fuite intarissable du premier étage. Au détour d’un escalier aux marches branlantes (l’ascenseur est en panne, bien sûr), on y croise des hommes, des femmes, en couple ou célibataires, jeunes ou anciens, qui font bouillir leur marmite tant bien que mal, honnêtement à la sueur de leur front ou à coup de magouilles plus ou moins illégales. Des vendeuses de poisson grillé, un Facteur, un journaliste, un scientifique, un MarchandDeCoquillages, un Aveugle et un orphelin, une jeune fille et une GrandMère, un « entrepreneur culturel » qui lance sur le toit de l’immeuble un cinéma en plein air, ce qui ne manquera pas d’attiser la convoitise de deux « contrôleurs » très corruptibles, et même la curiosité d’une journaliste de la BBC. Tout ce petit monde, pour qui la solidarité n’est pas un vain mot, vivote dans ce quartier pauvre de Luanda, ville en pleine mutation, capitale d’un pays dévasté par 25 ans de guerre civile, et qui, après des années de marxisme à l’africaine, fonce tête baissée dans les tentacules de la pieuvre Capitalisme.

La découverte de pétrole dans le sous-sol de Luanda ouvre les appétits des dirigeants locaux, soudainement atteints de folie des grandeurs et de « dollarite » aiguë. La ville n’est désormais plus qu’un fouillis de chantiers encombrés d’excavatrices, de galeries et de tranchées creusées au mépris du sommeil des habitants et de la stabilité des immeubles des quartiers déshérités. Mais Luanda prépare sa vengeance…

Les habitants de l’immeuble de la Maianga observent ce cirque du libéralisme à tout crin et de la corruption à tous les étages avec un sentiment de fatalité et d’impuissance, plus rarement de révolte – le journaliste – ou de nostalgie – Odonato. Ce dernier, regrettant les temps pas si anciens où on manquait de tout sauf du bonheur d’être en famille au bord de l’océan ou entre amis autour d’un repas de fête, devient – littéralement – de plus en plus transparent et léger au fil du récit, finissant par s’envoler, à l’image d’un passé définitivement révolu, qui laisserait la place à un présent dans lequel les jeunes n’auraient d’autre avenir que des balles plus ou moins perdues dans leurs dos.

Ma chronique est la première de ce livre sur Babelio, et j’espère de tout coeur qu’elle donnera envie à d’autres de découvrir cette oeuvre et cet auteur.

Ce livre, teinté de réalisme magique, est une perle de cocasserie et d’émotions, de poésie et d’ironie, une source intarissable de tendresse envers ses personnages pauvres – les transparents (« nous ne sommes pas transparents parce que nous ne mangeons pas… nous sommes transparents parce que nous sommes pauvres. ») et un puits (de pétrole) de critique acerbe des politiciens et des autorités, corrompus à tous les échelons de la hiérarchie. Dans une langue imaginative (chapeau bas à la traductrice) et drôle, se jouant de la ponctuation, l’auteur dépeint l’Angola actuel, pays en transition, où les souvenirs de la guerre sont encore à fleur de mémoire.

Un tout grand merci à Masse Critique de Babelio et aux éditions Métailié pour cette épatante découverte !

Présentation par l’éditeur:

Une source d’eau douce, ou une fuite intarissable, s’est ouverte au premier étage d’un vieil immeuble du centre de Luanda. Les habitants s’y retrouvent pour un moment de conversation et de repos. Ce sont des gens simples qui partagent leurs vies et leurs souvenirs, ce sont des personnages surprenants et complexes qui ont des désirs, des rêves, des peines. Ils racontent leurs histoires, la guerre, et pensent à l’avenir. Il y a Odonato qui a la nostalgie de la Luanda d’autrefois, il a cessé de manger pour laisser la nourriture à ses enfants et est en train de devenir transparent. Il y a Amarelinha sa fille, la brodeuse de perles, qu’aimerait approcher le jeune MarchandDeCoquillages, toujours accompagné du bruit de son sac de marchandise et de l’Aveugle qui le suit. Il y a MariaComForça, qui vend du  poisson grillé, et son mari le débrouillard qui monte une salle de cinéma sur le toit de l’immeuble. Le Facteur qui distribue ses lettres de protestation et réclame une mobylette à tous les représentants d’une autorité quelconque. Et Paizinho, le jeune garçon qui cherche à la télévision sa mère dont il a été séparé par la guerre. L’immeuble abrite aussi des journalistes, des chercheurs, des contrôleurs, tous intéressés par les richesses naturelles du pays et le développement de la grande ville africaine : pétrole ou eau potable, corruption ou bien public. Toutes ces histoires tissent la toile de fond d’une Angola en cours de transition brutale entre sa culture traditionnelle et la modernité. L’écriture d’Ondjaki, entre ironie tranquille et  critique intelligente, imagination poétique et habileté narrative, emporte le lecteur séduit dans cette aventure.

Ondjaki, né à Luanda en 1977, est l’un des écrivains lusophones les plus prometteurs du continent africain. Après des études de sociologie, il travaille sur des projets cinématographiques. Ondjaki a déjà reçu de nombreux prix importants, dont le prestigieux prix Jabuti (jeunesse). Il vit à Rio de Janeiro. Il figure dans le Top 39 des écrivains africains de moins de quarante ans de l’anthologie Africa 39.

Quelques citations:

« – un des plus grands problèmes de l’humanité – commença Davide – à part les autres, évidemment… c’est que les hommes ne veulent pas donner à l’imagination la place qui lui est due… de nos jours, dans notre quotidien. ils veulent de l’argent, oui, mais avec cet argent ils ne sont pas foutus de chercher à acquérir du plaisir, du savoir… et laisser libre cours à l’imagination ne coûte rien…tu comprends ce que je veux dire?
– à peu près
– imaginer, imaginer…faire usage de cette faculté qui nous sépare des autres êtres. la pierre n’imagine pas, elle attend. la fleur n’imagine pas, elle fleurit. l’oiseau migre, la baleine nage, le cheval galope. avant de migrer nous imaginons, nous sommes capables d’imaginer tout en nageant et nous pouvons découvrir de nouvelles et innombrables façons de courir, en imaginant. même pour dominer le cheval et le faire galoper pour nous, nous avons dû l’imaginer auparavant. et cela fait partie de notre condition, belle, d’humains, fait partie de notre condition d’êtres libres, prisonniers, reclus, malheureux, et jusqu’aux derniers instants de nos jours, nous imaginons… et c’est de cela que la science et l’humanité ont besoin: de l’imagination »

– « qu’est-ce que, après tout, un endroit rempli d’êtres humains si peu concernés les uns par les autres? qu’est-ce qu’un endroit plein de voitures conduites par des gens seuls cherchant à bousculer le temps et à maltraiter les autres pour arriver plus vite chez eux et n’y retrouver que leur propre solitude? qu’est-ce qu’un endroit plein d’effervescence et de festivités et d’enterrements regorgeant de nourriture, si on ne peut plus frapper à la porte de quelqu’un pour demander un verre d’eau ou la permission de se reposer un instant sous l’ombre fraîche d’un figuier?
« cette ville est un désert », pensa-t-il »

« – j’ai toujours trouvé… – disait DavideAirosa à voix très basse – que faire l’amour commence avant que les corps se touchent
– hummm – elle, les yeux fermés, laissait sa langue progresser lentement
– faire l’amour c’est quand les corps savent qu’ils vont se toucher »

« – je crois que je souffre de la maladie du mal-être national – dit-il à sa femme, avec un petit sourire
– que veux-tu dire? – demanda Xilisbaba sans regarder son mari
– le pays me fait mal… la guerre, les désaccords politiques, tous nos désaccords, ceux de l’intérieur et ceux provoqués par ceux du dehors…
ses yeux et son corps ressentaient la nostalgie profonde des promenades du dimanche en famille, au bord de la mer (…)
Luanda était alors, comparée à l’actualité, un presque désert urbain où la nourriture manquait, où les vêtements et les médicaments manquaient, où il n’y avait ni eau ni électricité, où on était très souvent à court de bière ou de vin, les repas se limitaient au fameux poisson frit au riz avec une presque sauce tomate, il n’y avait pas de conserves mais il y avait les fruits venus du Sud et de l’intérieur, il n’y avait pas de whisky mais il y avait le poisson séché, il n’y avait pas de lignes téléphoniques stables mais les conversations étaient bénies par la brise du petit matin, les chaussures étaient éculées mais les jambes dansaient heureuses dans le bonheur d’infatigables nuits de kizomba, il y avait le couvre-feu et pour cette raison même les fêtes se remplissaient, pleines de sourires et d’animation, jusqu’à cinq heures du matin, il n’y avait pas de cédés ni d’ème-pé-trois mais les tourne-disques transpiraient et les amplificateurs étaient rafraîchis par les ventilateurs pour ne pas compromettre la bonne humeur musicale, on ne connaissait pas les maladies sexuellement transmissibles et encore moins l’habitude récente de se couvrir le membre avec des bouts de plastique, mais les plages, les buissons et les vieilles voitures brinquebalantes savaient tout des corps repus par l’acte festif de l’amour, des enfants naissaient, des enfants mouraient, d’autres enfants naissaient, les pauvres organisaient des fêtes plus pour revoir les amis, les parents et les voisins, que pour manger ou commettre des exhibitionnismes de nouveaurichisme, la mer était généreuse en poisson
et même les gens étaient plus doux, »

Evaluation :

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6 commentaires

  1. Je te rassure, tu donnes vraiment envie de découvrir ce livre !

  2. Ta chronique est très réussie et elle me donne envie de découvrir cette histoire, merci !

  3. Une critique toute en sensibilité pour les transparents que nous sommes tous…