jeudi , 25 juillet 2024

Texte-à-moi #14: Dans le bus

16 heures et quelques, le bus arrive, déjà bondé. C’est un bus d’une société de transport public, mais à cette heure-là, il n’y a pas d’autres passagers que des élèves des écoles secondaires de la ville.

A peine le bus arrêté, on se presse pour être les premiers à entrer, et dès que le chauffeur ouvre la porte, on se pousse, on se bouscule pour monter et s’entasser debout dans l’allée entre les rangées de sièges.

Dans cette cohue, elle n’est jamais loin de moi.

Elle et moi, nous nous connaissons depuis la maternelle, même âge, mêmes classes pendant des années. Dans cette petite école de village où tout le monde se connaît, nous étions plus ou moins amies.
Pour cette raison, à notre entrée en secondaire au collège, on nous avait inscrites dans la même classe, histoire que nous nous sentions moins perdues dans la foule des nouveaux élèves de cette grande école.

Au fil des semaines, nous nous étions chacune fait nos propres copines, mais le matin et le soir, nous prenions le même bus.

Ca me gênait un peu.

Elle était toujours habillée bizarrement, à côté de la plaque. Je crois que c’est sa mère qui choisissait ses vêtements et qui lui disait quoi mettre chaque jour. Alors que presque tous, nous étions en jeans, sweat-shirts et baskets, un uniforme qui ne disait pas son nom, elle détonnait avec sa jupette rose, ses longues chaussettes qui lui arrivaient sous le genou, son manteau en laine de petite fille modèle. Elle avait aussi de drôles de lunettes avec une monture métallique bleue, de la marque Boule & Bill. Elle devait être la seule au monde à porter ce genre de lunettes. Je parie que c’est aussi sa mère qui les avait choisies. Sa mère aussi sans doute qui la coiffait le matin avec des tresses ou des couettes sur le côté, quand toutes les filles de l’école laissaient flotter leurs cheveux au vent.

Je ne sais pas si ma copine se sentait différente de nous, si elle se rendait compte qu’elle était décalée, si elle s’en fichait.

En classe, elle était plus réservée qu’en primaire, où elle n’avait pas peur de lever le doigt pour répondre, certaine de son statut de chouchou de l’institutrice. Maintenant, elle était moins assurée, moins spontanée, elle n’était plus si sûre d’être dans les premiers de classe, alors elle n’essayait plus d’attirer l’attention, et attendait que le prof l’interroge.

Dans le bus qui nous ramenait au village, c’était encore une autre histoire. Nous étions toujours debout, compressés les uns contre les autres, les pieds coincés dans les cartables qui encombraient le couloir du bus, nous efforçant de ne pas perdre l’équilibre, sous le regard moqueur des grands de 5ème et 6ème qui, eux, étaient assis confortablement.

Au début de l’année scolaire, ils avaient cherché à ennuyer tous les petits de première, comme nous. Pour s’amuser, pour voir s’ils trouveraient parmi nous une tête de Turc à harceler toute l’année. Ils ont essayé avec moi aussi, mais mon grand frère leur a vite fait comprendre que ce n’était pas une bonne idée.

Et puis ils ont essayé avec ma copine.
La pauvre, avec son allure un peu cloche, son appareil dentaire et sa façon de regarder ses pieds, elle était la victime toute trouvée.
Chaque soir, c’était pareil : « dis donc, toi, elle est jolie, ta jupe rose ! Et tes lunettes, ce sont celles de ta grand-mère ? » Je les voyais qui lui pinçaient les bras pour qu’elle lâche la barre à laquelle elle s’agrippait comme à une bouée. Une fois, dans un virage, elle a fini par s’étaler par terre. Ca les a tellement fait rire…
Et puis une autre fois, ils ont essayé de lui couper une mèche de cheveux.

Et elle ne disait rien, elle regardait ses pieds, ou droit devant elle le paysage qui défilait de l’autre côté de la vitre. Elle n’essayait même pas de se déplacer dans le bus pour être moins exposée, elle restait là, tétanisée, figée. Elle aurait pu pleurer, se mettre en colère, les insulter, mais non… C’était incompréhensible, cette absence de réaction.

Je me demande si elle en parlait à sa mère. Je suis sûre que non, en fait, elle avait trop honte.

Ce jour-là, alors qu’un des grands s’était encore moqué d’elle et que tous les autres riaient bêtement, elle s’est tournée vers moi et m’a regardée avec ses yeux de chien battu.

Elle avait l’air tellement ridicule que, bêtement, j’ai ri aussi.

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