jeudi , 7 novembre 2024

Estuaire

Auteur: Lídia Jorge

Editeur: Métailié – 29 août 2019 (240 pages)

Lu en juillet 2019

Mon avis: Edmundo, 27 ans, le cadet de la famille Galeano, a roulé sa bosse dans les recoins déshérités de la planète. Lors de sa dernière mission humanitaire, dans un camp de réfugiés quelque part en Afrique, sa main droite a été accidentellement mutilée. Aujourd’hui, de retour à Lisbonne dans la maison familiale, il n’a « qu’une seule prétention, écrire un livre pour avertir l’Humanité qu’elle doit protéger son destin, car elle est seule dans l’Univers, et l’Univers est aussi insensible que les étoiles qui naissent, brillent pendant des milliards d’années puis se referment sur elles-mêmes, remplacées par des dépôts de cendres et des matières si denses que nos calculs humains n’ont pas assez de chiffres pour les calculer. Qui, au sein de ce mystère gigantesque, se souciera de nous ? C’est pour la survie de l’Humanité, pas pour la nôtre en particulier, mon père, mes frères, mes neveux, que je vais écrire ce livre« . Mais dans la maison du Largo do Corpo Santo, les autres membres de sa famille sont confrontés à des préoccupations bien plus terre à terre et urgentes. La fortune familiale a été investie dans un projet ambitieux mais bloqué depuis des lustres par l’administration. Le train de vie des uns et des autres s’en ressent, l’un qui doit vendre son cheval et ses beaux costumes, l’autre qui ne peut plus payer son loyer et revient s’installer dans la maison paternelle avec femme et futur enfant, la sœur divorcée dont l’agence de voyage est en faillite et qui revient elle aussi avec son fils pour s’occuper de la vieille tante Titi, aujourd’hui infirme mais qui a voué sa vie à s’occuper de ses neveux.
Lorsque l’administration se réveille enfin et rejette le projet, c’est le drame. Edmundo, qui jusque là observait ces petits tracas du quotidien avec un détachement un brin condescendant, comprend que son projet littéraire grandiose est affecté par cette réalité triviale qui l’empêche d’écrire : « Le cas de sa sœur lui révélait, en somme, l’existence d’un monde qu’il ignorait, une trame humaine qui lui avait toujours échappé et qu’il voulait à présent récupérer. […] Il connaissait l’impatience de la fuite, mais n’aurait su décrire le désespoir. Il connaissait la faim et le manque des choses les plus élémentaires, mais il n’avait pas éprouvé personnellement les symptômes de la faim. […] Il n’avait été attentif qu’à une partie de la condition humaine. Sans en avoir une connaissance plus intime, il se risquait à imaginer des êtres en carton-pâte qui bougeaient, comme dans les dessins animés, sans pour autant parvenir à toucher les esprits. A présent, oui, à cause de l’adversité qui s’était abattue sur la maison du Largo do Corpo Santo, il commençait à connaître un peu le cœur humain. Le cœur humain qui bat dans la poitrine des hommes, que l’on soit en paix, en guerre ou en transhumance« . Il réalise que la vulnérabilité de la Terre est indissociable de celle de sa famille et de la condition humaine.

« Estuaire » est un roman choral qui retrace, à travers les voix d’Edmundo et de ses quatre frères et sœur, l’histoire récente de la famille Galeano et du projet avorté. Dans un style ample et parfois lyrique, légèrement teinté de fantastique, ce roman, tourné vers le futur, parle aussi des conséquences d’une passion amoureuse et de la complexité de la création littéraire. En ce qui me concerne, ce fut une belle découverte de cette grande dame des lettres portugaises qu’est Lídia Jorge.

En partenariat avec les Editions Métailié.

Présentation par l’éditeur:

Edmundo Galeano a 25 ans, il a parcouru le monde, participé à une mission humanitaire et est revenu dans la maison paternelle avec une main estropiée. Il est revenu pour écrire et passe ses jours à essayer d’élaborer littérairement son témoignage. Un roman qui expliquera le monde et l’empêchera de courir à sa perte.
Sa famille passe par une série de vicissitudes économiques qui mettent en danger la maison familiale, refuge de tous. Il y a l’aîné qui a mis sur pied un projet destiné à sauver la fortune de la famille en transformant deux bateaux, mais l’autorisation de l’administration se fait attendre depuis des années. Il a tenté de conjurer le sort et attend une bonne nouvelle. Un cadet avocat et dandy dont les affaires déclinent et qui essaie de sauver son cheval du naufrage de sa fortune. Le frère suivant qui réhabilite des immeubles vétustes pour les louer à des clandestins et est amoureux d’une belle Estonienne enceinte de lui et qui a besoin de place pour le bébé. La jeune sœur divorcée, avec un enfant de 8 ans fasciné par la baleine 52 Hertz, un enfant qui ne ressemble pas à son père mais au grand amour de sa mère. Et la tante Titi qui a sacrifié sa vie pour élever ses neveux et dont la vieillesse et la présence sont maintenant encombrantes. Lorsque le père de famille, armateur ruiné, baisse les bras, tout se précipite et chacun est confronté à ses échecs et à ses culpabilités. Edmundo prend alors conscience que ses aventures lointaines et son projet littéraire sont en relation directe avec les batailles privées qui se déroulent autour de lui.
Ce superbe roman choral nous montre, avec tendresse et ironie pour l’apprenti écrivain, le processus de la création littéraire, ses embûches, ce que représente le travail d’écriture. Il nous montre aussi comment les vies quotidiennes dépendent de ce qui se passe bien loin d’elles-mêmes et des décisions prises à d’autres échelles. Lídia Jorge, qui a toujours pratiqué un « réalisme aux portes ouvertes », nous trouble en introduisant des éléments fantastiques et irrationnels dans ses personnages et nous montre que la passion amoureuse va plus loin qu’on ne pourrait le penser. Elle montre le plus proche pour atteindre l’universel.
Après avoir exploré l’Histoire et les façons d’en rendre compte, Lídia Jorge revient à l’exploration des actions et des sentiments qui constituent les vies ordinaires et les abîmes qu’elles recouvrent. Un grand roman écrit par une très grande romancière.

Une citation:

– Ensuite il lui avait demandé: « Si vous aviez tous les pouvoirs du monde et que la mer pouvait parler, que vous demanderait la mer? » Elle avait répondu: « La mer me demanderait de dire aux hommes de lui ficher la paix ». (…) Parfois, lorsqu’il se penchait sur les problèmes du droit de la mer, il pensait que la création de ce droit n’aurait pas dû revenir à la société – voilà ce qu’avait déclaré le ramasseur improvisé de sacs plastique. « Nous ne sommes pas maîtres de la mer pour la diviser, la posséder, la partager, la scruter, nous faire la guerre les uns aux autres à cause d’elle, puisqu’elle est une entité indépendante, un don de la vie terrestre qui devrait revenir à tous et être pour tous sacré. Mais non. Bien au contraire, ouvertement et de manière irresponsable, nous l’empoisonnons sans pitié », disait-il, le sixième jour, en discutant avec elle assis dans le sable.

Evaluation :

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2 commentaires

  1. La réalité bien proche ramène souvent nos pensées lointaines vers des considérations bien terre à terre… Un livre qui devrait me plaire. Merci.