Auteur: Mia Couto
Editeur: Métailié – 2013 (235 pages)
Lu en mars 2016
Mon avis: Je n’avais jamais lu Mia Couto, c’est le titre qui m’a attirée. L’accordeur de silences, rien que ces mots m’emportent déjà ailleurs, moi qui n’aime pas trop parler et préférant l’écrit, vers un monde rêvé où la Parole serait descendue de son moderne piédestal.
L’accordeur de silences, c’est l’histoire d’un lieu nommé Jésusalem, tentative désespérée de déni. De déni de la civilisation, de la réalité, du savoir, des souvenirs, du passé, de la religion, de la Femme, des femmes, de la mort, du bruit et de la fureur de la guerre, aussi.
L’accordeur de silences, c’est Mwanito, fils cadet de Silvestre Vitalicio. Celui-ci, des années auparavant, à la mort de sa femme, a emmené ses deux fils, un serviteur et l’ânesse Jezabela au fond de la brousse, loin de tout. Il voulait échapper à la douleur, à la colère, trouver la paix ou au moins l’oubli, mais c’est dans sa tête que se fracassent les sentiments. Dans les moments où la rage menace de le submerger, il demande à Mwanito de rester près de lui : « Viens mon enfant, viens m’aider à rester silencieux ». Mwanito, « né pour [se] taire », a « un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences », il est le diapason grâce auquel son père ré-accorde ce qu’il lui reste d’harmonie intérieure.
Mwanito ne se souvient plus du monde de « l’Autre Côté », il n’avait que trois ans lors du départ. Pour lui, l’humanité, c’est « moi, mon père, mon frère Ntunzi, et Zacaria Kalash, notre domestique », l’ânesse Jezabela et l’Oncle Aproximado, qui les ravitaille.
Dans ce monde inventé où le passé est interdit d’entrée, Mwanito apprend à lire et écrire en cachette, grâce à son frère, qui lui parle aussi des femmes, que Mwanito n’a jamais vues. D’après son père, elles sont soit mères soit putes, peut-être les deux à la fois, mais rien d’autre.
Faut-il alors s’étonner que l’arrivée d’une femme, Marta, dans cette façon de paradis perdu, d’îlot barricadé au milieu du désert de la civilisation, mette l’humanité de Jésusalem sens dessus dessous ? Tel un ver dans le fruit, l’altérité, la féminité de Marta s’insinuent dans les fondations du royaume de Silvestre, et ne tardent pas à faire vaciller ce roi colossal dont les pieds reposaient sur une utopie à laquelle il était seul à croire. Tels Eve abandonnant l’Eden après avoir rencontré le serpent, Silvestre et ses fils quittent alors Jésusalem. Avec ce retour à la réalité, qui équivaut pour Mwanito à une sortie de cocon, il leur faudra s’accommoder de la vie, de la mort, du bruit, des souvenirs. Et de l’avenir, pour le meilleur ou pour le pire.
Etrange fiction que ce livre envoûtant, sur le fil de la folie et de l’onirisme, qui raconte comment un père entraîne ses enfants avec lui dans la prison de sa douleur, pour les protéger de la cruauté de la « vraie » vie. Paradoxe insoluble selon lequel pour échapper à la mort, il faut fuir la vie.
Empli de poésie et d’images saisissantes, récit du passage initiatique de la bulle protégée de l’enfance à la réalité des adultes, résonnant aussi des échos de la guerre civile au Mozambique et rendant hommage aux femmes poètes, ce roman riche et magnifique comporte de multiples niveaux de lecture, qui le rendent inépuisable. La preuve, je pourrais encore vous en parler pendant des pages, mais je laisse le silence s’accorder à ces vers de Sophia de Mello Breyner Andresen :
Terreur de t’aimer en ce lieu si fragile qu’est le monde
Douleur de t’aimer sur cette terre d’imperfection
Où tout nous brise et nous laisse sans voix
Où tout nous ment et nous sépare.
Présentation par l’éditeur:
« La première fois que j’ai vu une femme j’avais onze ans et je me suis trouvé soudainement si désarmé que j’ai fondu en larmes. Je vivais dans un désert habité uniquement par cinq hommes. Mon père avait donné un nom à ce coin perdu : Jésusalem. C’était cette terre-là où Jésus devrait se décrucifier. Et point, final. Mon vieux, Silvestre Vitalício, nous avait expliqué que c’en était fini du monde et que nous étions les derniers survivants. Après l’horizon ne figuraient plus que des territoires sans vie qu’il appelait vaguement “l’Autre-Côté” ».
Mia Couto, admirateur du Brésilien Guimarães Rosa, tire de la langue du Mozambique, belle, tragique, drôle, énigmatique, tout son pouvoir de création d’un univers littéraire plein d’invention, de poésie et d’ironie.
Une citation:
« Hantée par la peur de vieillir, j’ai laissé vieillir notre relation. Occupée à me faire belle, j’ai laissé fuir la véritable beauté qui réside uniquement dans le regard qui dénude. Le drap a refroidi, le lit s’est recouvert d’infortune. Voilà la différence: la femme que tu as rencontrée là en Afrique n’est belle que pour toi. J’étais belle pour moi, autrement dit: pour personne ».
Une belle découverte, merci. Et tu en parles si bien que je l’inscris illico dans ma PAL…
Merci…mais je décline toute responsabilité en cas d’écroulement éventuel d’une PAL trop chargée… 😉