Auteur: Thomas Melle
Éditeur: Métailié – 25 février 2021 (320 pages)
Lu en mars 2021
Mon avis: « Le monde dans le dos » est un récit autobiographique, dans lequel l’auteur raconte sa bipolarité. Né en 1975, il a, jusqu’à présent, subi trois accès maniaques, suivis d’autant d’accès de dépression, qui l’ont mené à de nombreux séjours en hôpital psychiatrique. Il explique comment, pendant les phases maniaques, il pète littéralement les plombs, le cerveau hyper-stimulé par tout et n’importe quoi, un déchaînement neuronal qui le fait naviguer en plein délire comme une coquille de noix dans une tempête en mer. A la fois mégalo et parano, son cerveau lui fait croire que tout et tout le monde parle de lui en langage codé, et qu’il est victime de complots sans fin fomentés dans les médias, les livres, les films, les chansons,… Pendant ces épisodes, Thomas Melle est agressif, excessif, ingérable, imprévisible, « le fauteur de trouble le plus efficace« , celui qui commet « tous ces actes, catastrophes, bagatelles, tous les excès et les erreurs de jugement, les obsessions et les propos inutiles, les interdictions d’accès et les tentatives de suicide, les scènes honteuses, les crises de rage […]. Le maniaque […] étouffe dans le combat contre le système délirant qu’il est lui-même, un système qui a commencé avec une fausse impression, une référence erronée entraînant deux déductions inexactes et trois suppositions folles, une dynamique qui peut renverser le monde entier en à peine cinq minutes. Alors il part en vrille, dans mon cas pour des mois et des mois, il se résorbe dans un imbroglio de temps et de folie. Et à la fin, sa réputation et sa vie sont ruinées« .
Puis vient l’effondrement, la dépression majeure, les médicaments, l’hospitalisation. A la folie succède l’apathie, l’envie de mourir. Puis, malgré tout, très lentement, la vie reprend doucement.
Après sa crise de 1999, Thomas Melle croyait en avoir fini avec cette maladie. Il n’avait pas compris, ou pas voulu comprendre, qu’elle était chronique. Et en 2006, elle lui retombe dessus, un épisode encore plus long et plus violent que le premier. Et il y en aura encore un en 2010, et puis…
Et puis, au moment où il écrit ce livre en 2016, Thomas Melle est à peu près « stabilisé », et terriblement lucide sur sa situation. Toujours en train de réparer les dégâts causés par ses accès de folie (isolement social, surendettement, casier judiciaire chargé d’un tas de délits mineurs,…), il tente de se construire grâce à l’écriture.
Thomas Melle rend compte de sa maladie, effrayante, qui génère une souffrance immense, en particulier dans les phases « lucides » : « Une vie plus empreinte de honte que celle d’un maniaco-dépressif est difficilement imaginable. Cela tient au fait qu’une telle personne mène trois vies qui s’excluent, s’affrontent et se font honte les unes les autres : la vie du dépressif, la vie du maniaque et la vie de celui qui est temporairement guéri. Ce dernier n’a pas accès à ce qu’ont pensé et fait ses prédécesseurs ou à ce qu’ils n’ont pas fait. Temporairement guéri (temporairement, car ce dérangement est une maladie à vie et la personne concernée ne peut qu’espérer qu’elle se déclenche le moins souvent possible), il est comme un errant ravagé et ne peut que s’étonner du champ de bataille laissé derrière lui. Il ne peut rien y changer, même si le maniaque qui a fait rage et le dépressif qui a souffert sont deux versions de son Moi, deux étrangers qu’il ne peut lier à son Moi actuel (mais qui est-il au fond?) qu’au travers du souvenir, mais pas au travers de l’intériorité. Pourtant c’est indéniable : c’était bien lui […]. Il a été la racaille, puis le cadavre. Et maintenant, le bipolaire est tout bonnement un aliéné« . Et ce qui m’a paru le plus terrible, la menace et la perte de confiance en soi, constantes : « Mon âme était aussi vide que mon appartement, une ombre planait au-dessus d’elle, elle restait sceptique face à elle-même, se méfiait aussi bien des pensées trop instables et trop fortes que de la sédation et de la mollesse. Quand je me réjouissais, je me retenais, au moment même où la joie se manifestait, je la repliais comme un petit bout de papier. Quand je rêvassais, inflexiblement je me réveillais moi-même. Quand la mélancolie s’emparait de moi, je fermais les yeux et j’attendais qu’elle passe. Surtout ne pas être trop heureux ! Surtout ne pas verser dans la tristesse. C’était une vie avec le frein à main enclenché« .
Malgré de nombreuses références au milieu culturel allemand qui m’ont échappé, « Le monde dans le dos » est un livre éprouvant, poignant parfois, humble et courageux, sans concession ni auto-apitoiement. Et utile pour tout qui voudrait essayer de comprendre la bipolarité et le sentiment d’exclusion qu’elle peut générer : « Cette maladie n’est pas de celles qui suscitent l’empathie, et je n’en réclame pas. Je ne demande pas l’entière absolution, et je ne rejette pas non plus la faute sur la maladie. Mais une certaine flexibilité dans la façon de regarder le malade, une certaine ouverture d’esprit, une certaine finesse… J’essaie de ne pas me soucier de tout ça et d’envisager ma future vie comme une expérience envers et contre tout« .
En partenariat avec les Editions Métailié.
#LeMondedansledos
Présentation par l’éditeur:
Autobiographie, fiction, chronique captivante de la bipolarité, ce récit n’est pas un inventaire de la maladie, mais plutôt le désir de trouver dans l’écriture et la littérature une « poétique de l’authentique », c’est-à-dire une perception de la double identité du sujet bipolaire chacune comme la seule identité réelle.
Le livre est saisissant, Thomas Melle ne s’épargne pas. Son texte – espèce d’anti-roman d’apprentissage – alterne entre poésie, délires rocambolesques (une coucherie avec Madonna, un passage au McDo avec Thomas Bernhard…) et situations poignantes afin de raconter avec la plus grande sincérité ce qu’il lui est donné de vivre.
Dans cette œuvre unique, l’auteur mélange avec maîtrise ses souvenirs, ses obsessions et ses intuitions, et fait éclater la notion du genre en écrivant sur la bipolarité – ou plus précisément la phase maniaque –, qui peut être aussi une grande machine à fabriquer de la littérature.
Un objet d’une force narrative inouïe.