mercredi , 23 octobre 2024

Le navire obscur

Auteur: Sherko Fatah

Editeur: Métailié – 2011 (352 pages)

Lu en mai 2024

Mon avis: Kerim est né dans le Kurdistan irakien. Dans ce pays qui depuis longtemps enchaîne les guerres, l’enfance de Kerim est relativement préservée. Mais à l’adolescence, alors qu’il partage son temps entre l’école et les fourneaux de l’auberge familiale, la violence entre dans sa vie pour ne plus jamais la quitter : son père est abattu sous ses yeux. Quelque temps plus tard, Kerim est kidnappé et embrigadé par un groupe fanatique de Combattants de Dieu, au sein duquel il assistera à l’innommable.

Il parvient à s’échapper, mais pas à reprendre sa vie d’avant. Il prépare alors son exil vers Berlin, où un de ses oncles a émigré des années auparavant. Il se lance dans un parcours risqué jusqu’à la Méditerranée, puis dans une traversée clandestine tout aussi dangereuse sur un cargo, y compris un échouage sur un îlot désert, avant d’enfin débarquer en Europe. Après des mois de démarches administratives, il obtient enfin le statut de réfugié en Allemagne.

Si une nouvelle vie commence pour Kerim, elle n’est pas rêvée pour autant. Malgré ses efforts, il n’arrive pas à comprendre la société dans laquelle il a atterri, son intégration est loin d’être évidente, à l’image de celle des nombreux migrants qu’il côtoie. « Chacun ici était libre, il n’existait pas d’ordre fermement assemblé auquel on eût pu se fier, et l’on devait dès lors se poser des questions sur tout« . Tiraillé entre deux mondes, entre un futur désiré et un passé en partie regretté, ne sachant que faire de toute cette liberté inédite pour lui, il s’épuise à tenter de s’adapter à son nouveau pays, avant de lâcher prise.

Tourmenté par ce qu’il a subi et commis, il est rongé par des sentiments de culpabilité, d’abandon, de solitude, de peur. Il cherche refuge dans la foi, la foi idéale et pure que lui avait révélée son professeur chez les Combattants de Dieu.

« Le navire obscur » est une plongée dans les eaux troubles et mortifères de l’extrémisme, l’histoire d’un piège qui se referme inéluctablement sur un homme complexe et malaisant qui semble ne jamais avoir réellement maîtrisé son destin. Comme une fatalité, l’étau du fanatisme religieux le tient entre ses mâchoires et resserre son emprise, lentement, sûrement, cruellement.

Ecrit dans un style sobre, sans jugement, ce roman parle de guerre, d’exil, d’intégration et de racisme, de liberté, de radicalisme, de leurs causes et conséquences.

Présentation par l’éditeur:

Né dans le Kurdistan irakien, Kerim ne connaît que la guerre, le pouvoir répressif des puissants, la violence : son père est tué sous ses yeux. A peine sorti de l’enfance, Kerim prend sa place aux fourneaux de la petite auberge familiale. Jusqu’au jour où, allant rendre visite à ses grands-parents dont la famille est sans nouvelles, il est capturé et enrôlé de force dans les rangs de ceux qui se nomment « les combattants de Dieu » : il ne s’en libèrera qu’au prix d’un crime.
Il n’aura dès lors qu’une idée : quitter l’Irak le plus vite possible et gagner clandestinement l’Europe, et plus précisément l’Allemagne.
Après une traversée clandestine épouvantable il débarque chez l’un de ses oncles à Berlin et commence une vie nouvelle. Là, l’intégration dans le quotidien européen ne ressemble pas à ce qu’il avait imaginé, son passé le rattrape, lui colle à la peau. L’échec est programmé.

Sherko Fatah révèle la puissance de son style dans cette évocation de l’inéluctabilité du destin de ses héros, aux prises avec les différentes formes des extrémismes, leurs multiples pouvoirs de séduction et leurs conséquences.

Quelques citations:

– Pour les Allemands, lui expliqua l’Albanais, les demandeurs d’asile étaient la lie de la terre. Kerim l’entendi ainsi: personne, parmi les Allemands, ne pouvait comprendre pourquoi des gens qui n’avaient pas le droit de travailler et vivaient donc sur l’argent public, venaient dans leur pays sous prétexte qu’on l’avait inscrit dans la Constitution, on ne savait pas trop quand.
– Cela fait soixante ans qu’ils vivent dans la paix, dit Ervin.
Tout ce qu’ils connaissent, c’est par le tourisme, ce sont les pays sur lesquels ils daignent porter le regard. Rares sont ceux qui peuvent s’imaginer, dans leurs rêves, ce que cela signifie de devoir quitter sa patrie. Et les politiciens font tout pour que nous n’allions pas bien: sans ça, les électeurs les puniraient. De là cette nourriture de merde et la baraque où nous nous trouvons…

– Il pensa à elle et tenta de comprendre ce qu’elle attendait de lui. Il sut tout d’un coup que leur vie commune serait une chaîne de rendez-vous constamment renouvelés, que leur amour, leur avenir ne reposeraient que là-dessus. Chacun ici était libre, il n’existait pas d’ordre fermement assemblé auquel on eût pu se fier, et l’on devait dès lors se poser des questions sur tout, il fallait se mettre en chasse, tenter de s’offrir, c’est pour cela qu’il y avait des perdants à ce jeu, ceux qui n’avaient pas grand-chose à proposer, les laids, les bêtes ou tout simplement les maladroits. Une fois que l’on était enfin ensemble, il fallait même se battre pour trouver du temps à partager tout en craignant, par-dessus le marché, qu’il ne fût trop ennuyeux. Ce combat éternel n’était-il pas précisément le coeur de cette liberté pitoyable dont le professeur lui avait parfois parlé, cette liberté qui rend solitaire et vise aussi justement à détacher les êtres les uns des autres, à les dissocier de l’unité afin qu’ils errent, toute leur vie durant, dans l’espace vide?

– Kerim se rappelait précisément ses mots:
– Et pense aux femmes. Chacun, à l’Ouest, te dit qu’elles devraient avoir les mêmes droits, qu’elles devraient être libres. Mais personne n’est vraiment libre. Tout ce qu’ils veulent, c’est que les hommes et les femmes s’opposent au lieu d’être là les uns pour les autres. Ils nous racontent que la liberté consiste à ce que chacun poursuive ses propres intérêts et fasse seulement ce qui lui est utile. Et ce sont là encore des choses dont ils deviennent esclaves parce qu’ils veulent en avoir toujours plus.
– Et pourquoi nous raconte-t-on cela?
– En agissant ainsi, ils détruisent l’ordre, la famille, et rendent solitaires les gens, les hommes et les femmes. Ils se marient, et quand ils divorcent ils se battent l’un contre l’autre pour leurs biens et leurs enfants comme s’ils étaient deux étrangers. Il s’agit toujours de l’argent, crois-moi, c’est l’argent qui les possède. Cela les rend froids et durs, et c’est pourtant la seule chose à laquelle ils croient réellement. Ils ne peuvent pas faire autrement, c’est ainsi qu’on les a éduqués. Même si leurs films et leurs livres affirment le contraire, l’argent et les choses qu’il permet d’acheter font leur misérable foi. Ils disent aimer la vie, mais cette vie est cupidité. Ils disent « progrès », mais ce progrès ne fait que préparer le terrain qu’ils exploiteront et détruiront demain, sans répit, vides et insatiables.

Evaluation :

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