mardi , 19 mars 2024

La chair

Auteur: Rosa Montero

Editeur: Métailié – 2017 (196 pages)

Lu en décembre 2019

Mon avis: Soledad Alegre (« Solitude joyeuse ») porte moyennement bien son nom. Seule, elle l’est, célibataire sans enfants et sans parents. Joyeuse, elle ne l’est pas, en tout cas elle n’a de cesse de courir derrière la joie, qui pour elle se confond avec l’amour, le sexe et le fait de ne pas être seule. Elle porte encore moins bien son âge, 60 ans tout juste. Non pas qu’elle soit en mauvaise santé (même si elle est « un peu hypocondriaque »), ni ratatinée comme une vieille prune (on lui donnerait même dix ans de moins), le problème est que dans sa tête, elle a toujours 16 ans. Et qu’elle croit dur comme fer que son âge physique l’empêchera de plus en plus d’obtenir la joie susmentionnée. C’est dans cet état d’esprit entre rage et désespoir qu’elle décide de se venger de son dernier ex-amant, plus jeune qu’elle et qui vient de la larguer, pressé d’aller fonder une famille avec sa légitime. Soledad engage un escort boy de la moitié de son âge et l’étrenne à l’opéra. Mais sur le chemin du retour, un grave incident se produit et amorce une relation trouble voire menaçante entre les deux faux tourtereaux.
N’allez pas croire que le personnage de Soledad (et le livre) soit superficiel. Certes obsédée par l’apparence physique et la peur de vieillir seule, la dame gagne cependant en profondeur quand on découvre peu à peu son histoire familiale et sa relation avec sa sœur jumelle Dolores (« douleurs »), malade mentale. Par ailleurs, Soledad est la commissaire d’une future exposition sur les écrivains maudits, ce qui donne à l’auteure l’occasion de glisser des anecdotes au sujet de quelques-uns d’entre eux, et à Soledad celle de se comparer à certaines de ces femmes artistes escamotées par une société machiste.
« La chair » est un roman à la fois léger et profond, loufoque et sérieux, dans lequel les mésaventures de Soledad sont parsemées de réflexions sur la vie, l’amour, le désir, la mort, la folie, la solitude, le féminisme. Ironique et impétueux, il interroge sur une question vitale : comment composer avec l’absence d’amour et le temps qui passe ?

Présentation par l’éditeur:

Pas facile d’accepter son âge quand on a soixante ans, qu’on vit seule et que votre amant vous quitte pour faire un enfant avec sa jeune épouse. Soledad engage donc un gigolo de trente ans pour l’accompagner à l’opéra et rendre jaloux le futur père. Mais à la sortie, un événement inattendu et violent bouleverse la situation et marque le début d’une relation trouble, volcanique et peut-être dangereuse.
Soledad se rebelle contre le destin avec rage et désespoir, avec humour aussi, et le récit de son aventure se mêle aux histoires des écrivains maudits de l’exposition qu’elle prépare pour la Bibliothèque nationale.

La Chair est un roman audacieux et plein de surprises, l’un des plus subtils et personnels de l’auteur. Son intrigue touchante nous parle du passage du temps, de la peur de la mort, de l’échec et de l’espoir, du besoin d’aimer et de l’heureuse tyrannie du sexe, de la vie comme un épisode fugace au cours duquel il faut dévorer ou être dévoré. Le tout dans un style allègrement lucide, cruel et d’une ironie vivifiante.

Une grande romancière décortique avec acuité et humour les sentiments d’une séductrice impénitente aux prises avec les ravages du temps.

Quelques citations:

– Toute la société allait par deux; les gens normaux ne s’en rendaient pas compte, mais aux spectacles, dans les restaurants, dans les lieux de vacances et chaque jour férié, le monde se remplissait de couples. Tout le monde était deux, plus ou moins beaux ou laids, plus ou moins vieux ou jeunes, hétérosexuels ou homosexuels, avec ou sans enfants, atrocement ensemble de tous les côtés. Alors que Soledad, faisant honneur à son prénom, était toujours seule. Il est vrai qu’elle s’appelait Alegre [joyeuse]: quelle aberration. 

– Tu as des enfants, Soledad? lui demande Marita.
Oh non. Et maintenant ça. […] Elle détestait qu’on lui pose cette question, car lorsqu’elle répondait non, ce non tellement irréversible à son âge, ce non qui signifiait non seulement qu’elle n’avait pas d’enfants, mais aussi qu’elle n’en aurait plus jamais et que par conséquent elle n’aurait pas non plus de petits-enfants; ce non qui l’étiquetait comme une femme non mère et qui la rejetait sur la plage des infortunés, comme le sale rebut d’une tempête marine, car les préjugés sociaux étaient indéboulonnables sur ce point et que toute femelle sans enfants continuait d’être perçue comme une bizarrerie, une tragédie, une femme incomplète, une personne à moitié; quand elle disait non, enfin, Soledad savait que ce monosyllabe tomberait comme une bombe à neutrons au milieu du groupe et modifierait le ton de la conversation; tout s’arrêterait et les personnes présentes resteraient dans l’expectative, réclamant tacitement une explication acceptable au pourquoi d’une anomalie aussi affreuse; que Soledad dise « je n’ai pas pu avoir d’enfants », ou peut-être  » j’ai une maladie génétique que je n’ai pas voulu transmettre », ou même « en réalité je suis transsexuelle et je suis née homme »; ils accepteraient n’importe quoi, en définitive, mais ils l’obligeraient de toute évidence à se justifier. 

– Qu’est-ce qui était le pire, que l’on ne vous ait jamais aimé ou bien que l’on ne vous aime plus?

 

Evaluation :

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2 commentaires

  1. Ah oui excellent ce livre. J’ai tout aimé : l’histoire et aussi la façon d’écrire de Rosa Montero que je ne connaissais pas du tout. Une belle découverte