mardi , 14 octobre 2025

L’homme aux deux visages

Auteur: Viet Thanh Nguyen

Editeur: Belfond – 4 septembre 2025 (320 pages)

Lu en octobre 2025

Mon avis: A la chute de Saigon en 1975, l’auteur, quatre ans à l’époque, a fui le Vietnam avec ses parents et son frère aîné. Puisqu’ils ont fui le communisme, ils sont bien accueillis au pays de l’Oncle Sam, réfugiés d’un pays que les Etats-Unis n’ont pas réussi à sauver de l’ennemi rouge.

A San José en Californie, la famille se lance sur la voie de l’intégration. Les parents font tout pour s’adapter, pour être vus comme de « bons » réfugiés, bien conscients malgré tout qu’aux yeux des Américains blancs, ils sont, maintenant et pour toujours, des « Autres ». Trop occupés à construire leur Rêve Américain, ils n’ont pas le temps de passer du temps avec leurs enfants, de leur montrer affection ou tendresse. Ce ne sera que lorsqu’il deviendra père à son tour que l’auteur comprendra que le travail acharné de ses parents, leurs sacrifices, « c’est de l’amour » pour leurs fils, qui iront tous deux à l’université. L’un sera médecin, l’autre professeur de littérature et écrivain lauréat du Pulitzer.

Ce récit autobiographique retrace le parcours de vie et de migration de l’auteur et de ses parents. C’est aussi le portrait au vitriol (au napalm?) d’une Amérique qui intervient à travers la planète pour lutter contre le communisme, qui sème le chaos dans les pays qu’elle prétend sauver, se donne ensuite bonne conscience en accueillant quelques réfugiés, mais s’avère incapable de les intégrer (puisque « le nationalisme blanc est l’identité américaine dominante »), et les considère une fois pour toutes comme des « Autres », les observant avec condescendance, les invisibilisant ou, dans le pire des cas, affichant son racisme, rêvant d’expulser tous les immigrés et, parfois, mettant son rêve à exécution.

Avoir deux visages, pour un réfugié/immigré, c’est être à la fois d’ici et de là-bas, avoir un passeport américain et un physique non blanc, réussir ses études, son travail, sa vie mieux qu’un Américain moyen et pourtant, s’entendre sans cesse poser la question « d’où est-ce que tu viens, pour de vrai ? ». C’est s’interroger sur ses racines et son identité dans un pays qui vous englobe dans la catégorie trop générique des « asio-américains », située sur l’échelle d’acceptation juste sous celle des Blancs, et un peu au-dessus de celles des Latinos et des Noirs.

Dans ce récit, il y a la colère de l’auteur face au racisme et au colonialisme, à la bêtise et aux préjugés ; il y a l’amour qu’il porte à ses parents, ses enfants, son épouse ; l’ambivalence des sentiments éprouvés pour un pays qui en ravage d’autres, qui offre une seconde chance, accueille et rejette à la fois.

Ce texte est une réflexion pénétrante et lucide, à la fois intellectuelle et à fleur de peau, sur l’identité, les racines, l’exil, la façon dont il est vécu selon les générations et les tensions qui en découlent parfois au sein d’une même famille, sur les liens parents-enfants, la mémoire, la transmission, le racisme et l’Amérique de Trump.

La narration est travaillée (presque trop) pour être percutante, et le martèlement de la critique du racisme est encore accentuée par une mise en page originale, faite de mots en grands caractères comme s’ils étaient hurlés, ou de phrases superposées en forme de pyramides.

Malgré un rythme qui s’essouffle entre quelques longueurs et répétitions, « L’homme aux deux visages » est un texte puissant et intemporel, important, sur l’exil et la migration.

En partenariat avec les Editions Belfond via Netgalley.

#VietThanhNguyen #NetGalleyFrance

Présentation par l’éditeur:

Viet Than Nguyen a quatre ans quand sa famille fuit le Vietnam après l’offensive communiste pour immigrer aux États-Unis. Séparé de son frère et de ses parents, placé en famille d’accueil, il ne retrouve les siens que plusieurs années après, à San José, en Californie, où ses parents ont ouvert une supérette vietnamienne, recréant autour d’eux un peu de leurs racines. Mais cet American Dream, si rutilant soit-il, masque une violence sourde. Les Nguyen, cibles de fréquentes agressions, se tuent à la tâche et peinent à s’intégrer à un pays qui les renvoie éternellement à leur statut d’étrangers.
Leur réussite, ce sera leurs fils. L’aîné a fait d’excellentes études de médecine à Harvard. Le plus jeune, Viet Thanh, est devenu professeur de littérature, puis écrivain, avant d’obtenir le prix Pulitzer pour Le Sympathisant.

Récit haletant d’une vie de lutte et de tourments, réquisitoire magistral contre une Amérique impitoyable envers ses minorités, L’Homme aux deux visages est aussi une lettre d’amour d’un fils à ses parents et, au-delà, à tous celles et tous ceux que la vie a forcés à quitter leur pays, leur histoire, leur identité.

Quelques citations:

– Ce n’est que là, ayant fui, espérant partir, ou traversant la frontière ou la mer, à pied, en bateau, en radeau, en camion, que vous comprenez que ceux qui ne sont pas des réfugiés vous voient, vous les réfugiés, comme les zombies du monde, les morts-vivants surgis des Etats agonisants pour marcher ou nager jusqu’aux frontières des vivants, par vagues infinies et effrayantes.
Ceux qui sont de l’autre côté ne vous voient pas du tout comme des humains. […]
Les réfugiés fuyant l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont droit à un accueil plus chaleureux parce qu’ils sont une rareté: ils sont blancs. Peut-être même que Hollywood fera un film sur l’odyssée de réfugiés ukrainiens fuyant le Mexique et demandant asile à la frontière américaine, avec Angelina Jolie dans le rôle d’une réfugiée en haillons et néanmoins magnifique. Mais Hollywood ne fera sans doute pas de film sur les réfugiés africains fuyant l’Ukraine, maltraités à la frontière polonaise, ou ceux d’Amérique centrale, qu’on fait attendre à la frontière américaine pendant que les Ukrainiens blancs passent.

– Entre imaginer une émotion et la ressentir, il y a la même distance qu’entre l’empathie et l’expérience. Le fossé auquel sont confrontés l’écrivain comme le lecteur quand l’empathie les rapproche des autres mais ne peut pas les faire devenir ces autres.

– Quand l’utilité des travailleurs chinois disparaît avec la fin de la construction du chemin de fer transcontinental, hommes politiques, journalistes et patrons les diabolisent afin d’apaiser les travailleurs blancs qui se sentent menacés par la concurrence chinoise. […] L’hostilité antichinoise atteint son comble avec le Chinese Exclusion Act de 1882, la première loi sur l’immigration, dans l’histoire du pays, qui soit racialement discriminatoire. Les Chinois deviennent les premiers immigrés hors-la-loi et sans papiers en Amérique.
Que signifie être hors-la-loi quand la loi est injuste?

– Qu’importe que tu ne reçoives que très peu des jouets que tu veux. Qu’importe que dans ton enfance tes parents ne te disent jamais je t’aime. Qu’importe qu’ils passent rarement du temps avec toi, pris comme vous l’êtes tous dans le classique dilemme de l’immigré et du réfugié: plus les parents se sacrifient pour leurs enfants, plus ils s’en éloignent.
Le sacrifice, c’est de l’amour.

– Qui parle un langage clair?
Trump parle clairement.
Est-ce une chose à laquelle il faut aspirer?

– Tu ne peux pas dire je t’aime car tu ne sais pas comment aimer, ou si tu le sais, tu ne sais pas à quoi ressemble l’amour. Bien des années après, tu comprends: tu as peur. De ressentir. D’être vulnérable. Tu n’as pas le courage d’aimer. D’être ouvert aux autres, qui pourraient te blesser autant que t’aimer. 

Tu te caches derrière la Théorie. Un bouclier d’expertise à l’abri duquel tu peux être objectif, impassible, invulnérable. Tu apprends à te méfier du subjectif.

L’irrationnel. L’empirique. L’ambigu. L’émotionnel. Le vulnérable. Toutes ces choses qui peuvent saper ton expertise.

Tu penses mais tu ne ressens pas.

Moyennant quoi, tu peux étudier de près un texte en tant que docteur ès lettres, mais tu es parfaitement incapable de t’étudier toi-même. Toi, le zoologue, jamais la bête. Toi, le lecteur, jamais le texte.

Et si tu étais les deux?

La maison de retraite, ni luxueuse ni médiocre, ressemble à un hôpital, mais elle est surtout un réfrigérateur où on conserve les êtres humains vivants jusqu’à ce qu’ils soient prêts à mourir.

– [Citant Aimé Césaire en 1955:]
L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne.
L’heure américaine.
Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre.

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