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Mécanique d’un homme heureux

Auteur: Darío Jaramillo Agudelo

Editeur: Yovana – 2017 (365 pages)

Lu en décembre 2017

Mon avis: L’homme heureux, c’est Tomás. La petite cinquantaine, jeune retraité, cet ingénieur de formation vivant dans la Bogotá de la fin des années 90 coule des jours paisibles et sereins. Plus encore, on peut carrément dire qu’il nage en plein bonheur… depuis qu’il a tué sa femme, Regina, avec qui il était marié depuis 25 ans. C’est lui-même qui nous avoue, sans le moindre remords, son crime parfait. Rédigeant ses mémoires, il nous y raconte sa vie, son travail, son mariage, le paradis que constituait son travail et l’enfer qu’était sa vie vie pendant ses années de mariage. Quoique, pour être exact, il faut préciser que Tomás, pendant ces 25 ans, n’a pas souffert, ou plutôt, ne se rendait pas compte qu’il souffrait, mais qu’il a brutalement pris conscience de son triste sort, de son oppression, de son aliénation à la volonté de Regina, lors du mariage de sa fille. Réalisant tout à coup qu’après le départ de leurs enfants, il allait se trouver pour le restant de ses jours seul à seule avec sa femme, il comprit que cela lui serait insurmontable, et décida de l’éliminer.
Quoi, pareille extrémité après 25 ans ? Reprenons : en 1964, tout juste diplômé, Tomás ne comprend dans la vie que le fonctionnement des machines qui, contrairement aux humains, sont transparentes, prévisibles, claires, objectives, précises et surtout, sincères. Embauché dans l’entreprise dirigée par la famille de Regina, il ne tarde pas à tomber dans les filets de cette dernière. Passionné par son travail, prenant son désir pour elle pour de l’amour, il se laisse épouser par cette chasseuse de mâle reproducteur docile. Passif et sans personnalité, Tomás passe, sans s’en apercevoir, sous la coupe de Regina, reine-mère de fer habillée de velours : « Sans exercer un autoritarisme explicite, Regina contrôlait son entourage de façon absolue. Rien ne lui échappait. Elle menait par le bout du nez les gens qui l’entouraient et elle imposait sa volonté avec une force si irrésistible qu’elle pouvait s’octroyer le luxe d’avoir de bonnes manières et de faire preuve de courtoisie ». Jusqu’au jour de LA révélation, lorsqu’il comprend qu’il est le jouet, l’objet, la chose façonnée de toutes pièces par Regina, et que ce Tomás-là ne correspond pas le moins du monde à celui qu’il croit ou voudrait être, et en tout cas pas à sa conception de l’homme heureux. Cette révolution tout intérieure enclenche l’engrenage, parfaitement construit, de sa froide vengeance.
Et Tomás de nous démontrer, à nous, ses lecteurs et partant, complices, le raisonnement rigoureusement scientifique qui l’a conduit à la conclusion que, mieux que le divorce ou le suicide, l’assassinat de sa femme, en réalité un acte de légitime défense, serait la clé de son bonheur.

Émaillés de réflexions philosophiques enrichissantes sur la nature humaine, le bonheur, le langage et le temps (parfois dispensables pour ces dernières), ces mémoires d’un personnage totalement amoral, perfectionniste et guidé sa vie durant par l’efficacité pure, sont aussi ironiques que jubilatoires. Satire vitriolée de la haute bourgeoisie colombienne qui voue un culte à l’argent, aux apparences et à ce qui est à la mode (cela m’a d’ailleurs fait penser aux romans de Claudia Piñeiro), ce roman est servi par une prose chirurgicale à hauteur teneur en humour caustique… et en manipulation. A ton avis, ami lecteur, dans le match Tomás vs Regina, qui est la victime et qui est le bourreau ?

En partenariat avec les éditions Yovana, via le réseau NetGalley.

Présentation par l’éditeur:

Tomás, ingénieur à la retraite, mène une vie bourgeoise à Bogotá. Il est de ceux qui ont eu la chance d’allier métier et passion. La mécanique est son royaume. Sa femme Regina, quant à elle, a régné en maître sur leur vie de famille.

Abordant sereinement la dernière partie de son existence, notre narrateur le dit sans fard : c’est un homme heureux. En rédigeant ses mémoires, il nous livre l’ingrédient clé de sa recette toute personnelle du bonheur : l’élimination pure et simple de sa femme.

Mécanique d’un homme heureux est une ode délicieuse à la mauvaise foi et à la perfidie. Darío Jaramillo excelle dans l’art de nous rendre complices de raisonnements justifiant l’injustifiable.

Et vous ? Serez-vous aussi l’avocat du diable ?

Quelques citations:

– [A propos de la machine qu’il est chargé de monter, en 1964]: En examinant chacun de ses organes, plongé dans les radiographies de son squelette (…), je vécus auprès d’elle et de ses techniciens pendant qu’elle s’activait, qu’elle engloutissait les matières premières et recrachait des produits finis à une vitesse révolutionnaire pour l’époque. J’aime cette image: la société, avide, consommant les déjections de ses machines!

– …ce que l’on appelle amour, cette espèce de maladie ressentie pour l’autre, cette exaltation du désir, cette niaiserie face à l’autre, cette irrationalité absolue.

– Diva Tarcisia a une imposante personnalité et elle est malheureuse. Je suis heureux et je manque de personnalité. Pas besoin d’une imposante personnalité pour être heureux. Plus encore, lorsqu’un individu utilise la force de sa personnalité pour écraser les autres, il est très possible qu’il soit malheureux. Et il le sera irrémédiablement s’il fonde son présent sur la conquête, c’est-à-dire sur le désir. Sur ses désirs sexuels comme le fait Diva Tarcisia, ou sur n’importe quel type de désirs. Le désir engendre l’anxiété.

– …car notre aveuglement nous laisse penser que les riches, par le simple fait de l’être, sont automatiquement intelligents. Dans le monde actuel, rien ne dissimule mieux la stupidité que la prospérité. […] Dans le monde dans lequel je vis, je le redis, personne ne peut imaginer que des idiots soient capables de devenir riches, ni admettre que la richesse ne rend pas les gens plus intelligents.

– Pour ma part, il me semble que la semaine de cinq jours est tout bonnement une aberration. Dieu de n’est reposé qu’un seul jour, et, de toutes ses créatures, l’être humain est la seule qui se repose non pas un, mais deux jours, quand le reste de la création n’imite à aucun moment l’oisiveté divine. Les vaches donnent leur lait même le dimanche. Chez l’homme, la semaine de travail de cinq jours favorise l’alcoolisme, l’infidélité conjugale, le suicide causé par l’ennui, l’enracinement des valeurs consuméristes et les divorces pour incompatibilité d’humeurs, car, de fait, ces longues quarante-huit heures que durent le samedi et le dimanche peuvent rendre insupportable à l’épouse la présence du mari, et vice-versa.

– …c’est ça, ma recette du bonheur. Travailler beaucoup, aimer son travail, le faire de mieux en mieux chaque jour. C’est ma recette. Il n’y en a pas d’autre.

– Les romans sont une thérapie, principalement pour leurs auteurs. L’imagination est une maladie qui se soigne avec l’art, avec la peinture, avec la musique. Lorsqu’un individu a de l’imagination, il tend vers la schizophrénie, si de surcroît il pense les pires choses du genre humain, son art passera par le roman. Je refuse d’être un personnage de roman, je préfère m’en remettre à un Dieu infiniment sage, infiniment raisonnable.

– Dans l’hypothèse absurde où Dieu nous juge en fonctions de ses propres intérêts, il en résulte que Dieu approuve mon action parce que je lui ai délivré une âme en pleine grâce, une Regina qui se confessait toutes les semaines et qui avait communié tous les dimanches avant de remettre son âme au Seigneur. Dieu a gagné une âme, il est donc clair que mon crime lui a été bénéfique, de sorte que si l’on recherche à qui profite le crime, on peut dire qu’il est mon complice. C’est ainsi que je me rachète, et je suis conscient qu’il faudrait bien revisiter le rôle habituellement dévolu aux scélérats qui ont rendu au Créateur la vie des martyrs. Il faudrait leur reconnaître le rôle d’alliés du Seigneur.

– Je ne pense pas que l’absence de vie intime soit une carence. La connaissance de soi n’est pas un prérequis indispensable au bonheur. Je suis navré de contredire autant de sages en déclarant que je suis heureux alors que j’ignore tout de moi-même.

Evaluation :

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