Auteur: Romain Gary
Editeur: Gallimard – 1970 (264 pages)/Folio – 1972 (220 pages)
Lu en février 2024
Mon avis: 1968. Romain Gary séjourne en Californie, où il vient de rejoindre sa femme, l’actrice Jean Seberg, pendant le tournage d’un film. Il recueille un chien perdu, un berger allemand, sorte de nounours affectueux qui trouve très vite sa place dans la maison. Jusqu’au jour où il s’avère que ce chien est raciste et saute à la gorge de tous les Noirs qui passent à sa portée. Le chien n’est évidemment pas né raciste, mais a été dressé pour le devenir, avec une efficacité redoutable. Gary ne peut garder le chien chez lui, mais ne se résout pas non plus à le faire piquer. Il le confie alors à un chenil, dans lequel un soigneur noir va tenter de « guérir » Chien Blanc.
1968, c’est une période de feu et de sang aux USA : guerre du Vietnam, haine raciale, émeutes à travers tout le pays, Martin Luther King sur le point d’être assassiné.
Alors que sa femme s’investit dans différents mouvements en faveur de la cause noire, Romain Gary observe les événements d’un oeil désabusé, en tentant de rester à distance. Mais on ressent bien tout le bouillonnement intérieur de ce révolté-né, sa colère et son désespoir face au racisme, à l’injustice, à l’hypocrisie et à la bêtise humaine. Il trouve un exutoire dans l’écriture, qui est ici pleine de verve, d’ironie, de sarcasme, de cynisme. D’autodérision et de questionnement existentiel, aussi, parce que notre homme est parfaitement lucide sur ses douloureux tiraillements entre Cœur et Raison, sur ses emportements indomptés : « Je me suis résigné à admettre une fois pour toutes le fait que je ne parviens pas à civiliser entièrement l’animal intérieur que je traîne partout en moi ».
Autobiographique ou pas, ce texte de Romain Gary touche par sa sincérité, transcendée par une écriture élégante et émouvante. Il laisse transparaître sa grande sensibilité, encore exacerbée ici par ce qu’il ressent pour Chien Blanc, cette pauvre bête au sort terrible, qui n’avait rien demandé et qui voulait juste être le meilleur ami des hommes, de tous les hommes.
Présentation par l’éditeur:
«C’était un chien gris avec une verrue comme un grain de beauté sur le côté droit du museau et du poil roussi autour de la truffe, ce qui le faisait ressembler au fumeur invétéré sur l’enseigne du Chien-qui-fume, un bar-tabac à Nice, non loin du lycée de mon enfance.
Il m’observait, la tête légèrement penchée de côté, d’un regard intense et fixe, ce regard des chiens de fourrière qui vous guettent au passage avec un espoir angoissé et insupportable.
Il entra dans mon existence le 17 février 1968 à Beverly Hills, où je venais de rejoindre ma femme Jean Seberg, pendant le tournage d’un film.»
L’Amérique à feu et à sang, vue par l’auteur de La promesse de l’aube et des Racines du ciel, prix Goncourt 1956.
Quelques citations:
– ... mais il va sans dire qu’un romancier se trompe plus facilement qu’un autre sur la nature des êtres et des choses, parce qu’il les imagine. Je me suis toujours imaginé tous ceux que je rencontrais dans ma vie ou qui ont vécu près de moi. Pour un professionnel de l’imagination, c’est plus facile et cela vous évite de vous fatiguer. Vous ne perdez plus votre temps à essayer de connaître vos proches, à vous pencher sur eux, à leur prêter vraiment attention. Vous les inventez. Après, lorsque vous avez une surprise, vous leur en voulez terriblement: ils vous ont déçu. En somme, ils n’étaient pas dignes de votre talent.
– Je roule à travers Coldwater Canyon avec, dans le cœur, assez de pierres pour bâtir encore quelques beaux lieux de prière.
– Je suis en train de me dire que le problème noir aux Etats-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble: celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie. Jamais, dans l’histoire, l’intelligence n’est arrivée à résoudre des problèmes humains lorsque leur nature essentielle est celle de la Bêtise. Elle est arrivée à les contourner, à s’arranger avec eux par l’habileté ou par la force, mais neuf fois sur dix, lorsque l’intelligence croyait déjà en sa victoire, elle a vu surgir en son milieu toute la puissance de la Bêtise immortelle. Il suffit de voir ce que la Bêtise a fait des victoires du communisme, par exemple, du déferlement des spermatozoïdes de la « révolution culturelle », ou, au moment où j’écris, de l’assassinat du « printemps de Prague » au nom de la « pensée marxiste correcte ».
– [A propos des Américains blancs et ségrégationnistes:]
Je ne devrais pourtant pas leur en vouloir: ils ont des siècles d’esclavage derrière eux. Je ne parle pas des Noirs. Je parle des Blancs. Ça fait deux siècles qu’ils sont esclaves des idées reçues, des préjugés sacro-saints pieusement transmis de père en fils, et qu’ils ont pieds et poings liés par le grand cérémonial des idées reçues, moules qui enserrent les cerveaux, pareils à ces sabots qui déformaient jadis dès l’enfance les pieds des femmes chinoises. J’essaie de me dominer, pendant qu’on m’explique une fois de plus que « vous ne pouvez pas comprendre, vous n’avez pas dix-sept millions de Noirs en France ». C’est vrai: mais nous avons cinquante millions de Français, ce qui n’est pas jojo non plus.
– [Lors d’émeutes à Washington DC après l’assassinat de Martin Luther King:]
Une maison brûle, mais elle n’intéresse personne. Par contre, à cinquante mètres de là, devant la vitrine d’un magasin, on regarde les maisons brûler sur l’écran d’une télévision. La réalité est là, à deux pas, mais on préfère la guetter sur le petit écran: puisqu’on l’a choisie pour vous la montrer, ça doit être mieux que cette maison qui brûle à côté de vous. La civilisation de l’image est à son apogée.
– Mais il faut pourtant reconnaître que cette soif de pureté et d’authenticité absolues vous isole, vous enferme à l’intérieur de votre petit royaume du Je et empêche tous les ralliements…
– J’ai toujours été plus sensible aux femmes jolies qu’aux femmes belles: les femmes belles ont toujours l’air de n’avoir besoin de personne.