Auteur: Kenneth Cook
Editeur: Le Livre de Poche – 2010 (224 pages)
Lu en 2013
Mon avis: « Le choix entre se tuer ou ne pas se tuer. Il n’avait que cette décision à prendre. »
Sous des allures shakespeariennes, voilà l’alternative extrême qui s’offre à John Grant au bout des 200 pages de ce court roman écrit vers 1960, devenu un classique en Australie.
Roman court mais intense et fulgurant, qui nous plonge, le temps d’un cauchemar éveillé, en plein Outback, dans le « Coeur mort » de l’Australie. Le titre original Wake in fright (S’éveiller dans l’effroi) en dit long et s’accorde mal avec le cliché du blond surfeur bronzé sable chaud des plages de Sydney. Vous voilà prévenus.
John Grant est instituteur récemment diplômé, et Tiboonda, sa première affectation, ressemble à une punition, entre ennui mortel, fournaise et élèves pas concernés. Mais ouf, arrivent les vacances d’été comme une bouffée d’air climatisé, et Grant savoure à l’avance les six semaines qu’il va passer à Sydney. Bientôt la quille, donc, juste une nuit à Bundanyabba avant de prendre l’avion.
Mais quelle nuit… elle se prolongera 3, 4, 5 jours… ? Difficile à dire pour Grant, qui s’abîme dans le jeu puis l’alcool, « comme s’il avait délibérément décidé de se détruire ; et pourtant les événements semblaient s’être enchaînés naturellement ». C’est ce qui est sidérant dans cette histoire : comment un jeune gars plutôt respectable se laisse emporter sans pouvoir résister par la vague de la déchéance, malgré les sursauts de lucidité de sa conscience. Une glissade inexorable sur une pente rendue instable par la bière : « une seule intrusion tolérée du progrès, enracinée sur des milliers de kilomètres à l’est, au nord, au sud et à l’ouest du Coeur mort empêche la population de sombrer dans la démence la plus absolue : la bière est toujours fraîche ».
En route vers l’autodestruction, Grant pariera son dernier sou, s’embarquera dans une chasse nocturne aux kangourous totalement hallucinée en buvant jusqu’à plus soif, et c’est par la « grâce » de cette ivresse extrême qu’il refoulera l’épisode orgiaque qui s’ensuivra (et dont nous ne saurons rien ; tout est dans la suggestion).
J’avoue fantasmer depuis longtemps sur l’Australie (pas seulement sur les surfeurs blonds précités), j’ai donc commencé cette lecture avec un a priori favorable. C’est évidemment subjectif, mais je pense qu’on frôle le chef-d’oeuvre. Ce livre m’a fait une forte impression, assez indescriptible, presqu’un choc. C’est grandiose, magistral, brûlant, violent, et terrible de voir à quelle promiscuité morale mènent l’ignorance et l’ennui dans un environnement hostile. Ce roman, sans avoir l’air d’y toucher, a la brutalité d’un coup de poing inattendu dans la solitude de la nuit, là où seule la lune pourrait compatir si elle n’était si froide et distante. Et on a du mal à croire que, même s’il y a un dieu pour les ivrognes, il puisse se trouver une bonne étoile pour les désespérés.
Présentation par l’éditeur:
Jeune instituteur dans l’Outback, au coeur de l’Australie, John Grant doit passer la nuit à Bundanyabba avant de s’envoler pour Sydney. Il dépose ses valises à l’hôtel, va boire un verre et jouer dans l’un des nombreux pubs de cette petite ville torride et poussiéreuse, où tout le monde s’ennuie… Cinq matins de trop nous fait vivre le cauchemar éveillé d’un homme ordinaire, qui devient peu à peu accro à l’alcool, au jeu, au sexe, à la violence, jusqu’à l’autodestruction.
Quelques citations:
– « Il atteignit l’hôtel, traversa le plancher affaissé de la véranda et entra dans le bar. On y était à l’ombre, mais pas au frais. Il ne faisait jamais frais à Tiboonda, mis à part les nuits de plein hiver, quand le froid te pénétrait les os. En hiver, on désirait l’été; en été, on désirait l’hiver; et été comme hiver, c’était bien le diable si l’on ne souhaitait pas être à des milliers de kilomètres de Tiboonda ».
– « Voilà une caractéristique bien particulière des gens de l’Ouest, songea Grant. Tu peux coucher avec leurs femmes, spolier leurs filles, vivre à leurs crochets, les escroquer, faire presque tout ce qui te frapperait d’ostracisme dans une société normale : ils n’y prêtent guère attention. Mais refuse de boire un coup avec eux et tu passes immédiatement dans le camp des ennemis mortels ».
– « Les étoiles, les étoiles de l’Ouest, si nombreuses, si brillantes, si proches, si propres, si claires, qui tranchaient le ciel de leur froideur impitoyable; des étoiles pures, dépourvues de passion; des étoiles aux commandes de la nuit et d’elles-mêmes; sans exigence et sans pitié; elles se surpassaient dans leur rôle et représentaient l’élément indispensable permettant à Dieu de prouver que la création de l’Ouest n’avait pas été qu’une simple et grossière erreur ».
Ce court roman me rappelle un vieux film mythique pour moi, After Hours de Scorcese, une sorte de mécanique inéluctable, de labyrinthe à la fois intérieur et extérieur, de déchéance fascinante, glauque et jouissive en même temps, sans doute fantasme t-on en se disant que ça pourrait nous arriver, un moment d’égarement (tiens un autre film…).
En quelques heures de lecture, on bouffe de la poussière sèche, de la bière acre par gallons entiers, des relations humaines tordues pleines d’angles mort sous couvert de fausse convivialité, des frustrations exacerbées et des actes manqués (ou pas), des flashs lumineux… et peut-être une rédemption ?
Mais finalement, 2 questions ressortent comme un leitmotiv lancinant :
– T’aimes bien Yabba ?
– Tu bois une bière mon pote ?
Sympa, la chronique! Je ne connais pas le film, je vais me renseigner…
After hours ? La nuit d’un employé de bureau new-yorkais, entre le moment où il sort du taf le soir… et retourne au bureau le lendemain matin… Sauf qu’entre les deux il s’est passé un bon paquet de choses !
Sinon, Cinq matins de trop avait fait l’objet d’une adaptation cinématographique : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9veil_dans_la_terreur
Oui je savais que l’adaptation de « cinq matins… » existait. Je vais essayer de dénicher After Hours, merci pour le tuyau 😉