jeudi , 21 novembre 2024

Judas

Auteur: Amos Oz

Editeur: Gallimard – Rentrée littéraire 2016 (348 pages)

Lu en juillet 2016

judasMon avis: « L’histoire se déroule en hiver, entre fin 1959 et début 1960. On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour malheureux et d’une question théologique inexpliquée ». Ajoutons – le détail a son intérêt – que nous sommes à Jérusalem, alors divisée par la ligne verte.
Le dépit amoureux, c’est celui que vit Schmuel Asch, étudiant pataud et souffreteux de 25 ans, depuis que sa copine l’a plaqué pour en épouser un autre. Ce qui lui restait de moral s’étiole encore un peu plus quand, faute d’argent, il doit renoncer à ses études et chercher du travail. Répondant à une petite annonce, il devient alors homme de compagnie d’un vieux savant aussi érudit que fantasque, Gershom Wald, qui vit reclus dans la maison qu’il partage avec une certaine Atalia Abravanel, sans que le lien qui les unit soit donné au départ.
Le désir, Schmuel le rencontre en même temps qu’Atalia. Celle-ci a deux fois son âge, est belle, séduisante, cruelle, inacessible. Elle est aussi la fille de Shealtiel Abravanel, figure du mouvement sioniste, décédé quelques années plus tôt.
Les séances de conversations quotidiennes entre Wald et Schmuel sont l’occasion d’aborder des sujets aussi différents que le contexte de la création de l’Etat d’Israël, dont le vieil homme fut un témoin privilégié, ou le personnage de Judas, le traître biblique, le juif déicide abhorré des chrétiens, dont Schmuel tente de décrypter le rôle dans sa thèse universitaire consacrée à « Jésus dans la tradition juive ». Des sujets a priori totalement étrangers, donc, et pourtant Amos Oz crée un lien entre eux. La question théologique de la trahison de Jésus par Judas est mise en parallèle avec la position de Shealtiel Abravanel qui, en 1947, allait à contre-courant de la volonté dominante personnifiée par David Ben Gourion et s’opposait au plan de partage de la Palestine et à la création d’un Etat juif indépendant, convaincu qu’il était encore possible de s’accorder avec les Arabes pour fonder un Etat unique où ceux-ci cohabiteraient pacifiquement avec les Juifs. De la même façon que Judas qui livra Jésus aux Romains devint la figure de la trahison par excellence, les chimères anti-nationalistes d’Abravanel lui valurent d’être exclu du Comité Exécutif Sioniste et considéré comme traître à la cause juive.
Et, au travers du destin de ces personnages fictifs, l’auteur de s’interroger : et si Judas était en réalité le premier chrétien authentique, le seul, dont l’erreur fatale aura été, précisément, de croire avec une foi inébranlable en la nature divine de Jésus ? de pousser celui-ci à se laisser crucifier pour ensuite miraculeusement descendre vivant de la Croix et révéler à cette occasion son immortalité ? Qu’en aurait-il été du christianisme sans cette croyance ? Qu’en aurait-il été de la haine des chrétiens envers les juifs ?
L’analogie avec le traître Abravanel est tentante, lui dont l’erreur avait été de croire que Juifs et Arabes pouvaient vivre ensemble dans un même Etat sans s’entre-tuer. Que serait-il advenu si une telle idée avait pu s’imposer ? Qu’en aurait-il été de la haine réciproque entre Juifs et Arabes ?

Je ne savais rien d’Amos Oz avant de lire ce roman, fort peu de choses de l’histoire de l’Etat d’Israël, et guère plus sur Judas et Jésus que ce que j’en ai appris au cours de religion à l’école. Je ne suis donc pas capable de juger de la vraisemblance des idées développées dans « Judas », mais quoi qu’il en soit, j’ai trouvé ce roman très riche et très intéressant, voire passionnant.
D’une belle écriture fluide, Amos Oz entrelace avec talent histoire, politique et religion – thèmes indissociables en Israël – à un passage à l’âge adulte assez cocasse et une tragédie familiale émouvante. Un grand roman et une belle découverte.

Présentation par l’éditeur:

Le jeune Shmuel Asch désespère de trouver l’argent nécessaire pour financer ses études, lorsqu’il tombe sur une annonce inhabituelle. On cherche un garçon de compagnie pour un homme de soixante-dix ans ; en échange de cinq heures de conversation et de lecture, un petit salaire et le logement sont offerts.

C’est ainsi que Shmuel s’installe dans la maison de Gershom Wald où il s’adapte rapidement à la vie réglée de cet individu fantasque, avec qui il aura bientôt des discussions enflammées au sujet de la question arabe et surtout des idéaux du sionisme.

Mais c’est la rencontre avec Atalia Abravanel qui va tout changer pour Shmuel, tant il est bouleversé par la beauté et le mystère de cette femme un peu plus âgée que lui, qui habite sous le même toit et dont le père était justement l’une des grandes figures du mouvement sioniste. Le jeune homme comprendra bientôt qu’un secret douloureux la lie à Wald…

Judas est un magnifique roman d’amour dans la Jérusalem divisée de 1959, un grand livre sur les lignes de fracture entre judaïsme et christianisme, une réflexion admirable sur les figures du traître, et assurément un ouvrage essentiel pour comprendre l’histoire d’Israël. Un chef-d’œuvre justement acclamé dans le monde entier.

Quelques citations:

– Les jérémiades, c’était bon pour les filles, pensait-on en ce temps-là [1959]. Une mauviette inspirait le mépris, voire la répulsion, un peu comme une femme à barbe. Schmuel souffrait de sa faiblesse, qu’il s’efforçait de surmonter. En vain. Au fond de lui-même, il était conscient du ridicule de cette hypersensibilité. Il en était venu à se résigner à sa virilité défaillante et, par conséquent, à une existence aussi vide que stérile.

– Le judaïsme, le christianisme – et n’oublions pas l’islam – dégoulinent de bons sentiments, de charité et de compassion, tant qu’on ne parle pas de menottes, de barreaux, de pouvoir, de chambres de torture ou d’échafauds. Ces religions, en particulier celles nées au cours des siècles derniers et qui continuent à séduire les croyants, étaient censées nous apporter le salut, mais elles se sont empressées de verser notre sang. Personnellement, je ne crois pas en la rédemption du monde. En aucune façon. Non parce que je considère qu’il est parfait. En aucun cas. Il est retors, sinistre et rempli de souffrances, mais qui veut le sauver versera des torrents de sang. […] Le jour où les religions et les révolutions disparaîtront – toutes sans exception – il y aura moins de guerres sur la planète, croyez-moi. L’homme est par nature constitué comme un bois tordu, a dit Emmanuel Kant. Inutile de le redresser au risque de se noyer dans le sang.

– […] Que ne peut-on accomplir par l’usage de la force, à votre avis?
[…]
– On pourrait conquérir n’importe quoi, en effet. Depuis l’Inde jusqu’à l’Ethiopie.
– C’est ce que vous croyez. Comme les Juifs en Israël qui ignorent les limites de la force. Toute la puissance du monde ne suffirait pas à transformer la haine en amour. On peut changer un adversaire en esclave, mais pas en ami. Tout le pouvoir du monde serait impuissant à faire d’un fanatique un modéré. Tels sont les problèmes existentiels de l’Etat d’Israël: convertir un ennemi en amant, un fanatique en tolérant, un vengeur en allié. Ai-je dit que la puissance militaire était inutile? Le ciel nous en préserve! Une telle ineptie ne me serait jamais venue à l’idée. Je sais comme vous que c’est la force, notre puissance militaire, qui s’interpose entre nous et la mort, à tout moment, même maintenant, pendant que nous parlons. En attendant, user de la force peut nous éviter d’être exterminés, à condition que nous nous rappelions toujours, à chaque instant, qu’elle n’est qu’un moyen de dissuasion. Elle ne réglera ni ne résoudra rien. Elle ne pourra que différer provisoirement la catastrophe.

– Mon cher ami, je ne crois pas en l’amour universel. L’amour est limité par nature. On peut aimer cinq personnes, peut-être dix, très rarement quinze. Mais ne venez pas me dire que vous aimez le tiers-monde tout entier, ou l’Amérique latine, ou le beau sexe. Ce n’est pas de l’amour, c’est de la rhétorique. Des paroles en l’air. Des slogans. Nous ne sommes pas nés pour aimer plus qu’un petit nombre d’êtres humains. L’amour est une affaire intime, étrange et pleine de contradictions. On peut aimer quelqu’un parce qu’on s’aime soi-même, par égoïsme, convoitise, par désir ou par besoin de dominer l’objet de cet amour, le soumettre ou, à l’inverse, se livrer à lui. Au fond, l’amour est pareil à la haine, encore plus qu’on ne le croit. Ainsi, par exemple, qu’on aime ou qu’on déteste quelqu’un, on cherche toujours à savoir où il se trouve, avec qui, s’il va bien ou non, ce qu’il fait, à quoi il pense ou s’il a peur de quelque chose.

– Ces deux peuples ont en effet beaucoup en commun: ils ont souffert chacun à sa façon de l’Occident chrétien au cours de l’histoire. Les Arabes ont été humiliés par les puissances coloniales, qui les ont opprimés et exploités. Quant aux Juifs, ils ont subi pendant des siècles le mépris, l’expulsion, les persécutions, l’exil, les massacres et, pour finir, un génocide sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les relations de sympathie et de compréhension entre ces deux victimes de l’Europe chrétienne reposent sans conteste sur un fondement solide, soulignait-il à l’envi. 

La tragédie de l’humanité, prophétisait Shealtiel, n’est pas que les persécutés et les opprimés aspirent à s’affranchir et à redresser la tête. Non. Le pire est que les opprimés rêvent de devenir les bourreaux de ceux qui les oppriment. L’opprimé aspire à opprimer. L’esclave à devenir le maître. 

Evaluation :

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