mercredi , 24 juillet 2024

Lady L.

Auteur: Romain Gary

Editeur: Gallimard – 1963 (248 pages)/Folio – 2013 (250 pages)

Lu en août 2023

Mon avis: A 80 ans, Lady L. est une très digne et très respectable grande dame de la meilleure aristocratie anglaise. Experte ès mondanités et bienséance, son honorabilité n’a jamais été prise en défaut, et par ailleurs la Couronne britannique lui doit une fière chandelle, celle d’avoir mis au monde quatre fils promis à un illustre avenir dans les hautes sphères du pouvoir très conservateur de Sa Majesté : un ministre, un évêque, un haut-gradé de l’armée et un grand banquier. Ces services rendus à la patrie valent bien qu’on tolère les petites extravagances et la propension à la moquerie de Lady L., épouse de feu le richissime Duc de Glendale.
Mais le jour de ses 80 ans, Lady L., vaguement irritée par le bourdonnement dans lequel s’agite vainement son abondante descendance réunie autour d’elle, s’isole dans un petit pavillon au bout de son domaine avec Sir Percy, son chevalier servant et amoureux transi depuis 40 ans, et lui raconte l’histoire de sa jeunesse. Une jeunesse qu’elle a passé sa vie à cacher, tant elle fut aux antipodes de l’image que Lady L. s’est acharnée à construire depuis plus de 50 ans. Les apparences sont décidément bien trompeuses, car il faut reconnaître qu’il est difficile d’imaginer (demandez donc à Sir Percy, qui n’a pas fini d’en avaler son thé de travers) que l’auguste vieille dame est en réalité née dans un caniveau parisien, sous le nom on ne peut plus commun d’Annette Boudin, qu’elle s’est entichée très jeune d’Armand Denis, beau et ténébreux anarchiste terroriste, qu’elle est devenue sa complice dans la préparation d’attentats en s’infiltrant dans les milieux aristocratiques. Ce qui causa en quelque sorte sa perte pour la cause, puisque à force de les fréquenter, elle apprécia de plus en plus les avantages de la vie de luxe et de culture, et la compagnie du Duc de Glendale.

Quel roman jubilatoire et exquisément amoral, et quel portrait de femme ! Une femme intelligente, volontaire, ironique, cynique, aussi amoureuse de son bel Armand que terriblement lucide sur les sentiments de celui-ci, déterminée à vivre la vie qu’elle avait choisie quitte à se cacher sous un masque pour le reste de son existence et à s’asseoir allègrement sur la morale. Et un brin sadique : il faut l’imaginer, malicieuse, raconter son histoire au fade et coincé Sir Percy, sans lui épargner aucun détail croustillant : on visualise parfaitement celui-ci incrédule puis réprobateur, offusqué, choqué, scandalisé, de plus en plus bouillonnant de colère.

Ce roman est aussi une plongée dans le milieu anarchiste au tournant du 20ème siècle, que Romain Gary ne se prive pas de critiquer, en s’interrogeant sur le radicalisme de certains libertaires fanatiques et sur le bien-fondé du recours à la violence contre des civils au nom d’un idéal de liberté auquel, paradoxalement, ils s’asservissent complètement. Gary n’est pas plus tendre avec l’aristocratie victorienne et son puritanisme.
C’est romanesque et vaudevillesque, intelligent, fin et profond, ironique et cynique, mais tendre aussi. Et avec cet hommage au subjonctif imparfait, c’est irrésistible.

« Ah ! Fallait-il que je vous visse,
Fallait-il que vous me plussiez,
Qu’ingénument je vous le disse,
Que fièrement vous vous tussiez.

Fallait-il que je vous aimasse,
Que vous me désespérassiez,
Et que je vous idolâtrasse,
Pour que vous m’assassinassiez…. »

Présentation par l’éditeur:

Elle courut vers le coffre-fort, tourna la clef dans la serrure et tira la lourde porte bordée de cuivre… Elle regarda à l’intérieur, poussa un soupir de soulagement : il y avait juste assez de place, juste assez… – Cache-toi là, vite ! Je vais les éloigner… Mais dépêche-toi donc, voyons ! Il obéit sans se presser, sans doute par souci du style, tenant toujours la rose dans une main et le pistolet dans l’autre. Elle saisit la sacoche avec les bijoux et la jeta à ses pieds… Elle lui fit un petit signe de la main, referma doucement la porte et tourna trois fois la clef dans la serrure.

Quelques citations:

– Lady L. avait toujours trouvé que le ciel anglais était un pisse-froid. On ne lui imaginait aucun émoi secret, aucune colère, aucun élan; même au plus fort des averses, il manquait de drame; ses plus violents orages se bornaient à arroser le gazon; ses foudres savaient tomber loin des enfants et éviter les chemins fréquentés; il n’était vraiment lui-même que dans la petite pluie fine et régulière, dans la monotonie des brumes discrètes et distinguées; c’était un ciel de parapluie, qui avait des manières, et l’on sentait bien que lorsqu’il se permettait quelque éclat, c’était seulement parce qu’il y avait partout des paratonnerres.

– Ce qu’on appelle si pompeusement « le grand âge » vous fait vivre dans un climat de muflerie que chaque marque d’égards ne fait qu’accentuer: on vous apporte votre canne sans que vous l’ayez demandée, on vous offre le bras chaque fois que vous faites un pas, on ferme les fenêtres dès que vous apparaissez, on vous murmure « Attention, il y a une marche », comme si vous étiez aveugle, et on vous parle avec des airs faussement enjoués, comme si on savait que vous alliez mourir demain et qu’on essayait de vous le cacher. Elle avait beau savoir que ses yeux sombres, son nez à la fois délicat et fermement dessiné – on ne manquait jamais à son propos de parler de « nez aristocratique » – , son sourire – le célèbre sourire de Lady L. – forçaient encore toutes les têtes à se retourner sur son passage, elle savait fort bien que dans la vie comme dans l’art le style n’est qu’un suprême refuge de ceux qui n’ont plus rien à offrir et que sa beauté pouvait encore inspirer un peintre, mais plus un amant. Quatre-vingts ans! C’était incroyable.
– Et puis, zut! dit-elle. Dans vingt ans, il n’y paraîtra plus.

– Les enfants se font particulièrement insupportables lorsqu’ils deviennent des grandes personnes, ils vous assomment avec leurs « problèmes »: impôts, politique, argent. Car on ne se gênait plus pour parler argent en présence des dames. Autrefois on ne se préoccupait pas de l’argent: on en avait ou on faisait des dettes. Aujourd’hui les femmes étaient de plus en plus considérées comme les égales des hommes: les hommes s’étaient émancipés. Les femmes avaient cessé de régner. Même la prostitution était interdite. Personne ne savait plus se tenir: c’était tout juste si on ne vous amenait pas des Américains à dîner. Dans sa jeunesse, les Américains n’existaient tout bonnement pas: on ne les avait pas encore découverts. On pouvait lire le Times pendant des années sans trouver autre chose que quelque reportage d’explorateur revenu des Etats-Unis.

– Il y avait une contradiction même entre l’idée de la liberté absolue et un dévouement absolu à cette idée. Il y avait une contradiction entre la liberté de l’homme dont il se réclamait et sa soumission totale à une pensée, une idéologie. Il lui semblait aujourd’hui que si l’homme devait être vraiment libre, il devait se comporter librement aussi avec ses idées, ne pas se laisser entraîner complètement par la logique, pas même par la vérité, laisser une marge humaine à toute chose, autour de toute pensée. Peut-être même fallait-il savoir s’élever au-dessus de ses idées, de ses convictions, pour demeurer un homme libre. Plus une logique est rigoureuse et plus elle devient une prison, et la vie est faite de contradictions, de compromis, d’arrangements provisoires et les grands principes pouvaient aussi bien éclairer le monde que le brûler. La phrase favorite d’Armand: « Il faut aller jusqu’au bout » ne pouvait mener qu’au néant, son rêve de justice sociale absolue se réclamait d’une pureté que seul le vide total connaissait.

– Depuis près de quarante ans, il l’aimait avec une telle constance qu’il lui paraissait parfois qu’il n’allait jamais mourir, simplement parce qu’il ne pouvait imaginer que sa tendresse pour elle pût avoir une fin.

Evaluation :

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