lundi , 18 mars 2024

Lambeaux

Auteur: Charles Juliet

Editeur: Folio – 1997 (160 pages)

Lu en mai 2020

Mon avis: Après « La promesse de l’aube » et « Les noces barbares« , voici une troisième variante sur le thème des relations mère-fils. Dans ce récit autobiographique, Charles Juliet, le fils, a voulu rendre hommage non pas à sa, mais à ses mères, puisqu’il y évoque celle qui l’a mis au monde et celle qui l’a élevé.
Dans la première partie, il s’adresse à Hortense, sa mère biologique, et retrace, à la 2ème personne du singulier, sa vie à elle, l’enfant douée qui adorait l’école mais qu’on a empêchée de continuer au-delà des primaires. Parce que quand on naît fille dans une famille paysanne au début du siècle passé, on apprend très tôt à se sacrifier à sa famille pour s’occuper des plus petits et du ménage du matin au soir. Perdre son temps à l’école n’a aucun sens dans ces vies-là. Le dernier jour de classe d’Hortense est le premier d’une longue descente dans les abîmes du désespoir. Entre frustration et mélancolie contenues, le vide existentiel (qu’elle tente en vain de combler par l’écriture) est encore exacerbé par un amour brisé, un mariage décevant et quatre grossesses trop rapprochées. Après la naissance de l’auteur, son dernier-né, elle est internée en hôpital psychiatrique et y mourra huit ans plus tard dans des conditions ignobles.
Dans la deuxième partie, l’auteur continue à la 2ème personne mais il s’adresse cette fois à lui-même, évoquant sa propre vie, de son placement, bébé, en famille d’accueil, à sa vie d’adulte. Il raconte le dévouement de sa mère adoptive, paysanne et mère de famille nombreuse elle aussi, sa terreur d’enfant à l’idée qu’elle disparaisse, ses années d’enfant de troupe (lycée militaire), son besoin d’écrire, sa peur de ne pas y parvenir : « Ton trop grand désir de bien faire. Comparée à tes moyens, une exigence beaucoup trop haute. Tous ces textes mort-nés, parce que, avant même d’en consigner le premier mot, tu étais convaincu qu’ils seraient par trop inférieurs à ce que tu aurais voulu réaliser. […] Tu ne peux ni écrire ni renoncer à l’écriture. Une situation proprement infernale« . Lui aussi s’enfonce dans la mélancolie, les tourments, le vide, mais contrairement à Hortense, il trouvera la sortie de son labyrinthe intérieur.
« Lambeaux » est un texte sur la construction d’un être, sur l’estime de soi, sur la résilience, sur la lutte contre un manque qui obsède et accable sans qu’on n’arrive à le cerner, encore moins à l’expliquer, sauf à en dire qu’il nous dévore. Oui, « nous », ce n’est pas un lapsus, parce que même si ce récit est très personnel, intimiste, introspectif, ce tourment touche à l’universel. Enfin, il me semble. En tout cas je m’y suis retrouvée, par bribes, par … lambeaux. Mais ce n’est pas le sujet.
Dans cet hommage à deux femmes réduites par le contexte et l’époque aux rôles de mères et de servantes, Charles Juliet rend compte de ce qu’il doit à chacune d’elle : la vie, et ce qu’il a réussi à en faire. Notamment ce texte magnifique, bouleversant, juste, simple, sans artifice et sans un mot de trop, qui transcrit une parole enfin libérée, et que je n’oublierai pas de sitôt.

Présentation par l’éditeur:

Dans cet ouvrage, l’auteur a voulu célébrer ses deux mères : l’esseulée et la vaillante, l’étouffée et la valeureuse, la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.
La première, celle qui lui a donné le jour, une paysanne, à la suite d’un amour malheureux, d’un mariage qui l’a déçue, puis quatre maternités rapprochées, a sombré dans une profonde dépression. Hospitalisée un mois après la naissance de son dernier enfant, elle est morte huit ans plus tard dans d’atroces conditions.
La seconde, mère d’une famille nombreuse, elle aussi paysanne, a recueilli cet enfant et l’a élevé comme s’il avait été son fils.
Après avoir évoqué ces deux émouvantes figures, l’auteur relate succinctement son parcours. Ce faisant, il nous raconte la naissance à soi-même d’un homme qui est parvenu à triompher de la «détresse impensable» dont il était prisonnier. Voilà pourquoi Lambeaux est avant tout un livre d’espoir.

Quelques citations:

– Ta hantise est de mourir sans avoir vécu, sans avoir pu apaiser ta soif, sans avoir rencontré ce que tu ne saurais dire mais qui te fait si douloureusement défaut.

– En écrivant, se délivrer de ses entraves, et par là même, aider autrui à s’en délivrer. Parler à l’âme de certains. Consoler cet orphelin que les non-aimés, les mal-aimés, les trop-aimés portent en eux. Et en cherchant à apaiser sa détresse, peut-être adoucir d’autres détresses, d’autres solitudes.

Evaluation :

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