mardi , 25 juin 2024

Le cahier interdit

Auteure: Alba de Céspedes

Editeur: Le Livre de Poche – 1967 (382 pages)/Gallimard – 2023 (336 pages)

Lu en avril 2024

Mon avis: Italie, début des années 50. Valérie*, la quarantaine, vit dans un petit appartement avec son mari et leurs deux grands enfants, étudiants à l’université.

Valérie est une fée du logis parfaite qui n’a pas une minute de repos et qui, de plus, a pris un travail de bureau à temps partiel pour arrondir les fins de mois et compléter le maigre salaire de son mari.

Malgré ces difficultés financières, Valérie est heureuse.

Jusqu’au jour où, prise d’une impulsion, elle s’achète un cahier, dans lequel elle commence à écrire son journal intime. Elle s’évertue à le faire en cachette et à n’en parler à personne, vaguement consciente qu’elle s’adonne là à quelque chose de trouble, de suspect, ou à tout le moins de saugrenu et fantaisiste.

Et de fait, au fur et à mesure qu’elle couche ses impressions et réflexions sur le papier, Valérie prend conscience d’elle-même, elle qui jusque là n’avait vécu que pour et par les autres, effaçant, niant ses propres pensées et désirs. Elle réalise que derrière la façade de bonheur familial qu’elle (se) représentait, sa vie est en réalité étriquée, coincée dans une société patriarcale qui infantilise les femmes et leur impose d’être les bonnes à tout faire de leur foyer, et qui trouverait extravagant qu’elles se permettent de penser et d’avoir leurs propres opinions, à supposer qu’elles en soient capables. Valérie a d’ailleurs bien du mal à se défaire de ses préjugés traditionalistes tellement ancrés, notamment face à sa fille qui a l’audace (!) de coucher avec un homme marié et de vouloir se marier par amour et travailler par passion pour son métier.

L’écriture révèle Valérie à elle-même en même temps que se creuse le gouffre entre ce qu’elle est et ce qu’elle voudrait être. Cette lucidité sur sa condition ne va pas sans souffrance, puisqu’elle n’est pas certaine de vouloir ou d’avoir le courage de s’évader de sa prison.

« Le cahier interdit » est un roman tout en introspection, publié dans un contexte d’après-guerre et dans une société conservatrice où le poids de la religion est tout sauf léger, mais où la jeunesse commence à sentir un vent nouveau, celui de la liberté. Ce texte est une analyse psychologique très fine et sensible de la situation proche du désespoir d’une femme qui, par son âge, est prise entre ces deux courants et se trouve confrontée au choix entre cage dorée rassurante et émancipation heureuse mais instable. Il est porté par une écriture fluide et élégante qui n’est jamais ennuyeuse, tant les personnages sont incarnés.

Vus d’ici et maintenant, les questionnements de Valérie peuvent sembler désuets, dépassés, ahurissants, insupportables (j’ai eu plusieurs fois envie de hurler, notamment quand son mari s’adresse à elle non pas par son prénom mais en l’appelant « Maman »). Il n’en reste pas moins qu’à sa parution, ce roman, dont la fin est déchirante, a dû choquer et éveiller des consciences par la force de son propos féministe et libérateur. Par ailleurs, il me semble qu’en particulier la question de savoir si une femme peut être accomplie/épanouie/heureuse sans être mère résonne encore aujourd’hui, même dans notre société occidentale. Pour tout cela, et parce que la liberté des femmes, dans certains milieux et/ou cultures, est loin d’être acquise, ce roman vaut pour sa modernité, en plus de ses qualités littéraires.

*J’ai lu ce livre dans son édition Livre de Poche de 1967, dans laquelle la traductrice a jugé bon, manifestement, de traduire les prénoms en français…

Présentation par l’éditeur:

Avisant un cahier d’écolier dans la vitrine du buraliste, Valérie Cosati prend fantaisie de l’acheter. Le commerçant hésite, cède. Mais qu’elle le cache : à Rome, la vente en est défendue le dimanche. La gênante impression qui s’est emparée d’elle dans la boutique d’avoir enfreint la loi persiste quand elle rentre à son domicile. Si elle tient à ce que ses enfants ne s’approprient pas son emplette, avec l’assentiment de son mari, il faut continuer à la dissimuler. N’a-t-elle donc le droit de rien posséder en propre ?
A cause de ce « cahier interdit », pour la première fois de son existence, Valérie considère la place qu’elle s’est faite dans son propre foyer. A quarante-trois ans, peut-elle encore espérer une vie personnelle ou n’est-elle plus qu’une mère de famille harassée sans un coin ni un instant à elle ? Bientôt l’attitude de ses enfants l’amène à remettre en question des principes jusqu’ici respectés aveuglément.
D’une page à l’autre de ce journal, on voit une femme s’interroger sur elle-même et les siens dans une analyse magistrale de sa vie quotidienne dont le lent cours monotone masque si bien les tragédies et les renoncements.

Quelques citations:

– Mireille [fille de la narratrice] était sortie avec son amis Jeanne, heureusement; car elle ne nous eût pas caché sa colère, son ennui de rester à la maison avec nous. Elle en parle toujours avec irritation sans penser que, peut-être bien, moi aussi je m’ennuie quand je reste à la maison avec les enfants, les jours fériés et le soir. Mais si Mireille a le droit de le dire, il n’en est pas de même pour moi. Les enfants peuvent proclamer hautement qu’ils se morfondent avec leurs parents, une mère ne saurait avouer qu’elle s’ennuie avec ses enfants sans paraître dénaturée.

– Me voilà obligée de nouveau d’écrire la nuit. Pendant le jour, je n’ai pas un instant de répit. Du reste, je m’aperçois que personne ne s’étonne ou ne proteste quand je suis debout, le soir, en déclarant que j’ai encore quelque corvée. N’avoir que cette heure de solitude pour écrire me fait comprendre que c’est la première fois — après vingt-trois ans de mariage — que je consacre un peu de temps à moi-même.

– Et, en effet, l’autre soir, quand Michel m’a surprise levée à une heure avancée de la nuit, il a dû soupçonner que j’écrivais à un homme. Il n’imaginerait jamais que j’écris mon journal; il lui est plus facile de croire que j’obéis à un sentiment coupable que de me reconnaître susceptible de penser.

– Mais en revenant, elle m’a déclaré: « C’est ça qui me révolte, maman. Tu te crois obligée de servir tout le monde, à commencer par moi. Alors, peu à peu, tous les autres finissent par croire que c’est vraiment ton devoir. Tu penses que, pour une femme, c’est une faute d’avoir des satisfactions personnelles en dehors de la maison et de la cuisine; qu’elle n’a d’autre mission que de servir. Mais moi, je ne veux pas, comprends-tu? Je ne veux pas. » J’ai eu un frisson dans le dos, un frisson glacé qui ne m’a pas encore quittée. Cependant, j’ai affecté de ne pas donner d’importance à ce qu’elle me disait. Je lui ai ironiquement demandé si elle veut commencer à domicile son métier d’avocat.

– [Une amie célibataire à la narratrice:]
Et maintenant je sais bien que tu as tout sur le dos: la maison et le bureau. Je ne comprends pas comment tu fais. Je n’aurais jamais cette force. Peut-être que nous n’arrivons jamais à être fortes quand nous sommes seules, peut-être nous faut-il la certitude d’être nécessaire aux autres pour nous obliger à être fortes.

– Claire me parlait avec chaleur. « Il est certain qu’il faut toujours avoir un but dans la vie: tu as tes enfants. Quand on a un but, on n’a pas besoin du menu bonheur quotidien: on poursuit ce but et on renvoie toujours à plus tard l’occasion d’être heureux. Même si on n’atteint pas son but, la tentative même qu’on fait pour l’atteindre est déjà un but de vie et un bonheur. Au fond, c’est ça qui m’a fait travailler, plus que le gain. J’étais lasse d’attendre d’être heureuse par le fait d’un homme ou d’un autre. C’est cet espoir de bonheur qui use une femme tous les jours un peu plus, qui la détruit. Toi, tout le temps que tes enfants ont mis à grandir, tu pouvais l’oublier. Tu as attendu qu’ils commencent leurs premiers pas, qu’ils aillent à l’école, qu’ils fassent leur première communion, et maintenant, n’est-ce pas? tu attends qu’ils aient leur doctorat, qu’ils se marient, et le temps passe. – C’est vrai, ai-je répondu, le temps passe. » Le ton de ma voix et l’expression de mon visage ont dû sembler insolites à Claire, car elle m’a demandé ce que j’avais. J’aurais voulu lui dire que, désormais, les enfants sont grands, que je n’ai donc plus rien à attendre. Mais, en me levant pour m’en aller, je me suis contentée de lui dire avec un sourire: « Rien du tout. Je pensais, simplement, qu’en effet le temps passe ».

Evaluation :

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