jeudi , 24 avril 2025

Personne morale

Auteure: Justine Augier

Editeur: Actes Sud – 4 septembre 2024 (304 pages)

Lu en février 2025

Mon avis: Après « De l’ardeur » et « Par une espèce de miracle », Justine Augier écrit un troisième livre en lien avec le conflit syrien (2011-2018). Elle s’intéresse cette fois au rôle que le cimentier français Lafarge a joué dans cette guerre civile, en s’acharnant à maintenir à tout prix l’activité de son usine de Jalabiya, située à quelques dizaines de kilomètres de Raqqa.

L’ « affaire Lafarge » démarre en France en 2016, après une enquête publiée dans Le Monde. Une équipe de jeunes juristes, travaillant pour l’ONG Sherpa, décide de monter un dossier contre la multinationale, et de rédiger une plainte pour différents chefs d’accusation : financement d’une organisation terroriste, mise en danger de la vie d’autrui, complicité de crimes contre l’humanité – excusez du peu. Les jeunes femmes vont se démener pour récolter faits et témoignages, notamment auprès des salariés syriens de l’usine de Jalabiya, qui serviront à prouver que le maintien de l’activité de l’usine n’a été possible que parce que Lafarge a payé des groupes armés à la solde de Daech pour assurer la sécurité de l’activité de l’usine, de son approvisionnement et du transport du ciment, et, très accessoirement, celle des derniers salariés à être restés sur place (càd les Syriens, forcément, puisque les expats ont été évacués depuis longtemps). Les travailleurs syriens seront d’ailleurs abandonnés à leur sort quand l’usine finira par fermer, face à l’avancée inéluctable de Daech.
L’enjeu, pour l’équipe de Sherpa, est d’arriver à mettre en cause la responsabilité, non pas des dirigeants (personnes physiques) de Lafarge, mais de l’entreprise elle-même, en tant que personne morale pénalement responsable de ses actes, et qui à ce titre ne pourra se défiler aussi facilement qu’un dirigeant (qu’il suffit de dégager en cas de problème).

Evidemment le combat est inégal, une poignée de jeunes femmes sous-payées mais totalement investies dans et par leur mission de faire évoluer le droit et de contribuer à une justice plus équitable, face à une armée d’avocats d’affaires, pingouins en costumes de luxe, qui « jouent la procédure pour ne pas avoir à répondre des faits ».

Justine Augier retrace donc le fil des déboires judiciaires de Lafarge, en alternance avec celui des événements déroulés à l’usine de Jalabiya. Elle raconte le désarroi des salariés syriens face à l’avancée de Daech, puis face à la longueur et aux déceptions de la procédure juridique en France ; les joies et les désillusions de l’équipe de Sherpa à chaque avancée ou blocage de la plainte et de la mise en examen de Lafarge. Elle montre le cynisme de l’argent et du pouvoir, les progrès des droits humains, la confrontation entre deux mondes et deux langages, les failles juridiques dans lesquelles s’engouffrer pour peut-être en faire surgir la justice, l’inventivité et l’idéalisme de celles et ceux engagés dans la lutte contre l’impunité de ces « personnes morales » amorales super-puissantes.

Un récit très documenté et très bien construit, accessible malgré la complexité de la procédure, captivant, sur le meilleur et le pire dont l’humain est capable.

Présentation par l’éditeur:

Le cimentier Lafarge, fleuron de l’industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l’abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d’une poignée de jeunes femmes – avocates, juristes, stagiaires – qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l’impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette “personne morale” qu’est l’entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l’obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l’impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l’engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d’où pourrait surgir la lumière.

Evaluation :

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