samedi , 18 mai 2024

Texte-à-moi #15: En chemin

Le car avait à peine parcouru quelques mètres que le chauffeur freina brusquement et ouvrit la porte de devant. Du bas-côté de la route arriva une voix masculine qui demanda dans un mauvais anglais « is this the bus for El Calafate ? ». Le chauffeur répondit en espagnol « si, si ». On entendit alors un bruit de bottines frappant lourdement le caoutchouc des deux ou trois marches de l’escalier, et presque aussitôt apparurent la tête, puis le haut, puis le bas du corps d’un jeune homme hors d’haleine et portant un gros sac à dos.

Encore tout essoufflé, il remercia le chauffeur d’un signe de tête et d’un grand sourire, et se planta dans l’allée centrale du car, à la recherche d’un siège libre. Du regard, il balaya la rangée de sièges à sa gauche. Lorsque je vis que ses yeux allaient se diriger vers l’autre côté, c’est-à-dire le mien, je détournai la tête et me mis à admirer frénétiquement le paysage par la fenêtre. Le siège à côté de moi était libre et je voulais surtout qu’il le reste. Moi, touriste étrangère, je n’avais aucune envie, dans ce car qui nous transportait au fin fond de la Patagonie, d’entamer la conversation avec un autre touriste étranger. J’avais horreur de ces conversations symétriques où l’un et l’autre cherchent à savoir d’où on vient, où on va, ce qu’on pense du pays, et font semblant de s’intéresser aux réponses. Et là, je voulais juste regarder tranquillement le paysage et me perdre dans mes pensées.

Mais alors que je m’obstinais à regarder dehors, je le vis du coin de l’œil s’avancer dans l’allée et s’arrêter à ma hauteur. Il me demanda si le siège à côté de moi était libre, et je ne pus que lui répondre « Yes, yes, you can sit ». Il enleva alors son sac à dos et tenta de le ranger dans le filet au-dessus de nos têtes, mais le bagage était tellement encombrant qu’il dut se résoudre à le laisser dans l’allée centrale. Il s’assit, ou plutôt s’écroula à côté de moi, l’air soulagé et épuisé. Je supposai qu’il avait couru pour attraper le car, qui ne se rendait à El Calafate qu’une fois par semaine. Il mit quelques minutes à retrouver une respiration normale, et puis arriva le moment où il allait fatalement m’adresser la parole.

Dans l’intervalle, j’avais recommencé à regarder par la fenêtre, tournant quasiment le dos à l’intrus. Je pensais qu’il n’y avait pas plus clair comme langage corporel, et pourtant… « Where do you come from ? » me demanda-t-il. Heureusement, il était bulgare, son anglais était très mauvais, mon bulgare aussi, et la conversation tourna court.

Pendant que, soulagée, je m’abandonnais à la contemplation des montagnes, mon voisin sortit un carnet de sa poche et se mit à gribouiller. Sans doute son journal de bord, dans lequel il relatait sa rencontre avec une touriste antipathique.

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