Auteure: Sigrid Nunez
Editeur: Editions Rue Fromentin – 2014 (405 pages)/ Le Livre de Poche – 20 septembre 2023 (544 pages)
Lu en septembre 2023
Mon avis: 1968. Georgette et Ann entrent à l’université. La première vient d’une petite ville miteuse de l’Etat de New York et est soulagée d’enfin échapper à son milieu étriqué, fait de précarité et de violence. La seconde vient de l’autre extrémité du spectre sociologique, issue d’une famille riche et bourgeoise du Connecticut. Georgette et Ann n’étaient donc a priori pas faites pour se rencontrer et encore moins devenir amies. Mais Ann, qui depuis des années rejette en bloc son milieu « sudiste et esclavagiste », son luxe et ses privilèges, a demandé à partager une chambre avec une étudiante issue d’un milieu modeste.
Au début, Georgette n’a que faire de la sollicitude et de la bonté de sa colocataire, qu’elle prend pour de la condescendance, et dont elle a du mal à croire qu’elle est sincère et désintéressée. Consternée par le romantisme de la vision d’Ann sur les classes défavorisées et discriminées, elle finira cependant par se laisser apprivoiser peu à peu, jusqu’à ce que les deux deviennent des amies inséparables.
Cette amitié ne fera pourtant pas long feu. Après une violente dispute, leurs chemins se séparent, jusqu’en 1976, où Ann est arrêtée, puis condamnée, pour le meurtre d’un policier. Georgette cherche alors à renouer le contact, à tendre la main à celle qui l’a marquée bien plus qu’elle ne l’avait imaginé.
Au travers de la relation d’amitié chaotique entre Georgette et Ann, c’est l’histoire récente des USA qui nous est racontée : du vent de liberté apporté par les années 60 au puritanisme des années 90 en passant par Woodstock, les hippies, les mouvements pour les droits civiques, les Black Panthers et le Weatherman, l’apparition du sida. Georgette, narratrice, nous montre le contraste entre une époque de libertés et d’expériences en tous genres (sexe, drogues), de luttes et de convictions, et celle qui, à peine deux ou trois décennies plus tard, apparaît tout aussi précaire mais beaucoup plus dure, étriquée, dangereuse. Avec cette question paradoxale : pourquoi, comment est-on passé de l’une à l’autre ? Pourquoi, comment, les jeunes hippies d’hier ont-ils fermé ces horizons pour leurs enfants ?
Portrait d’une époque, le roman est aussi le portrait fascinant d’Ann, radicale, fanatique, entière, sans compromis, poussant ses convictions à l’extrême, fidèle à ses idéaux quitte à briser quelques vies (dont celles de ses proches) et quitte à paraître égoïste et illégitime dans ses combats.
Portrait également de Georgette, évidemment, puisqu’elle est narratrice, mais un portrait presque en creux, tant elle apparaît conventionnelle, ordinaire, effacée face à la personnalité si forte d’Ann.
La chronologie du roman est éclatée, avec de nombreux flashbacks, mais l’auteure en maîtrise brillamment la construction de bout en bout. Le roman est dense, foisonnant de références que je n’avais pas toujours, mais cela ne nuit pas au plaisir de lecture. Parce que c’est aussi un roman intelligent, nostalgique, émouvant et captivant, qui donne à réfléchir sur la légitimité de l’appropriation culturelle et sociale (telle celle d’Ann qui s’engage dans des luttes qui ne sont pas celles de son riche milieu WASP), et sur les conséquences concrètes d’un idéalisme lorsqu’il est porté jusqu’au bout.
En partenariat avec Le Livre de Poche via NetGalley.
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Présentation par l’éditeur:
En 1968, Ann Drayton et Georgette George sont colocataires à l’université. Ann vient d’une famille fortunée qu’elle déteste et vit son engagement politique avec romantisme. Georgette, issue d’un milieu pauvre, voit la faculté comme une occasion inespérée de changer de vie. Une amitié paradoxale unit les deux jeunes filles jusqu’à ce qu’une violente dispute les sépare. Des années plus tard. Georgette retrouve la trace de son ancienne amie à la lecture d’un fait divers : elle est condamnée à la prison à perpétuité pour meurtre. Ce drame fait resurgir le passé, les espoirs ainsi que les désillusions politiques et intimes. Georgette réalise combien la rencontre avec cette femme complexe et charismatique a influencé toute son existence. « Je n’ai jamais cessé de penser à elle », confie-t-elle.
Quelques citations:
- Je crois qu’il faut profiter pleinement de nos vies tant que nous sommes jeunes. Il n’est pas question de regretter plus tard ce qu’on n’a pas fait, comme tant de vieux. « La nostalgie du passé est une souffrance; la nostalgie d’un passé qui n’a pas existé une torture ».
- Je n’avais pas encore compris que, contrairement à ce que la jeunesse se targue d’être – tolérante, adepte de la libre pensée et de l’égalité – , elle est surtout critique, intransigeante, moralisatrice et snobinarde.
- Si vous ouvrez un livre et lisez: « Au cours de ce seul été, j’avais eu plus d’une douzaine de partenaires sexuels », réfléchissez à quel point le sexe du « je » modifie le sens de la phrase.
- D’après la poétesse Marianne Moore, la solitude soigne le sentiment de solitude.