Auteur: Marguerite Duras
Éditeur: Folio – 20 janvier 1978 (364 pages)
Lu en mai 2021
Mon avis: Un barrage contre le Pacifique, c’est l’histoire d’un vain travail herculéen, d’un châtiment digne de Sisyphe, le prix à payer pour un trop-plein de rêves et d’espoirs, pour un trop-peu d’argent qui, bien placé, aurait permis la fortune. C’est l’histoire d’une obstination et d’une défaite, celle de la mère, ancienne institutrice du nord de la France, attirée par les sirènes exotiques de la colonisation, qui tente avec son mari l’aventure indochinoise dans les années 20-30. Quinze ans d’économies investies dans l’acquisition d’une concession au bord de la mer de Chine. Investis, engloutis et perdus à jamais, car faute de pot-de-vin, l’administration leur a octroyé une parcelle stérile, noyée par l’eau salée à chaque mousson. Bientôt le mari meurt, laissant la mère seule au monde avec deux grands adolescents, Joseph et Suzanne.
Le récit commence peu après la tentative insensée (et avortée) de la mère de construire une digue pour protéger son lopin de la montée des eaux. La famille est désormais dans une misère noire, suant la rancœur et le découragement dans cette ambiance suffocante infestée de moustiques. Il n’y a rien à faire, sauf attendre, le passage d’une belle femme dans sa belle auto, par hasard sur la piste déserte, qui emmènerait Joseph très loin, ou celui d’un homme riche, par hasard, qui voudrait épouser Suzanne. L’espoir renaît quand un jeune homme de bonne famille convoite Suzanne, mais on comprend bien vite que pour la jeune femme il ne sera pas question de sentiments, uniquement d’argent (qui a dit qu’il ne faisait pas le bonheur?), même s’il lui reste un peu de moralité qui la retient de se vendre totalement à lui.
Il ne se passe pas grand-chose dans ce roman (largement inspiré de l’histoire familiale de Duras) et on finit par ressentir ce qu’éprouvent les personnages : un mélange d’étouffement, d’agacement, d’apathie et d’impatience que quelque chose change. Peu de péripéties et beaucoup d’attente, ce qui n’empêche pas le texte d’être riche et complexe. Les thèmes sont nombreux : la corruption jusqu’à la moelle de l’administration coloniale (« un barrage contre le Pacifique c’est encore plus facile à faire tenir qu’à essayer de dénoncer votre ignominie »), la misère des colonisés et celle des colons trop pauvres ou pas assez audacieux pour se lancer dans la contrebande, l’injustice, les illusions perdues, le désespoir qui mène au bord de la folie (« Elle avait aimé démesurément la vie et c’était son espérance infatigable, incurable, qui en avait fait ce qu’elle était devenue, une désespérée de l’espoir même« ). Une histoire d’envies d’ailleurs (la mère quittant la France, les jeunes rêvant de quitter la concession) et d’émancipation : il y a une sorte de fusion entre la mère et ses enfants, entre le frère et la sœur, telle qu’on se demande si, quand, comment ils vont devenir adultes, ou pas.
L’écriture est simple, fluide, et si les personnages n’ont rien de sympathique, on en vient à avoir pitié d’eux. Il n’est pas anodin que « la mère » n’ait pas de prénom, comme si le malheur et l’administration l’avaient déshumanisée. Alors c’est peut-être là que subsiste un brin d’espoir dans ce roman sombre, violent et désespérant : dans le fait que ses enfants aient un prénom.
Présentation par l’éditeur:
« Les barrages de la mère dans la plaine, c’était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C’était la grande rigolade du grand malheur. C’était terrible et c’était marrant. Ça dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l’air, ces barrages, d’un seul coup d’un seul, du côté des crabes qui en avaient fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à les construire dans l’oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des crabes. Ce qui était étonnant c’était qu’ils avaient été deux cents à oublier ça en se mettant au travail. »