Auteur: Aeham Ahmad
Editeur: Editions La Découverte – 2018 (352 pages)
Lu en avril 2018
Mon avis: Le pianiste de Yarmouk ou le « musicien des ruines ».
Yarmouk se situe dans la banlieue de Damas en Syrie. Cette ville a vu le jour en 1957, à l’occasion d’un afflux massif de réfugiés palestiniens. Au fil du temps, le camp est devenu une ville presque comme les autres, si ce n’est que ses habitants n’ont ni la nationalité, ni le passeport syriens. Mais ils ont le « privilège » de transmettre leur statut de réfugié palestinien à leurs enfants. C’est là que naît Aeham en 1988, d’un père aveugle mais néanmoins menuisier et violoniste, et d’une mère institutrice. Très vite, Aeham se met à la musique, ses parents se saignent aux quatre veines pour lui offrir des leçons de piano, un clavier puis plus tard un vrai piano. Tous les jours, le jeune garçon fait des heures de bus pour se rendre à l’école de musique à Damas, puis au conservatoire, où il subit le mépris des Syriens aisés, lui le pauvre réfugié palestinien crasseux. Mais Aeham garde la tête haute, donne des cours de piano aux gamins de Yarmouk et ouvre un magasin d’instruments de musique avec son père. Une belle histoire qui culmine avec son mariage avec Tahani et la naissance de leur premier fils. Puis en 2011 éclatent les printemps arabes. Yarmouk, considérée comme un foyer de milices de l’Armée Syrienne Libre opposée à Assad, est bouclée quelques mois plus tard. La majorité des habitants évacue, mais Aeham et sa famille restent. Le blocus est quasi-total, s’ensuivent privations, isolement, système D, famine, mort. Les assiégés vivent dans la peur des snipers, des milices de tous bords, de Daesh, absent au début du conflit mais qui étend son emprise, et dans l’angoisse de ne pas recevoir de colis humanitaire de l’UNRWA après des heures de file d’attente. Malgré tout, Aeham continue sa propre révolution : la musique: « Nous n’avons pas vraiment le choix à Yarmouk. Soit on rejoint l’un des groupes de combattants, soit on attend tout simplement la mort. Je pense qu’il vaut mieux chanter en attendant de mourir ». Les photos et les vidéos le montrant jouant du piano dans les ruines, seul ou avec une chorale d’enfants, le rendent célèbre sur la Toile, mais ne le protègent pas. Le jour où Daesh brûle son piano en 2015, il décide de fuir. Il doit d’abord trancher l’affreux dilemme de partir seul et laisser sa famille exposée aux bombes, ou de partir avec eux dans un périple potentiellement mortel. Il part seul, en sachant que sa femme et ses enfants ne pourront peut-être jamais le rejoindre. La route de l’exil est semée d’embûches, Turquie, Méditerranée, Grèce, route des Balkans et finalement Allemagne, avec des flots d’autres migrants. L’obtention du statut de réfugié puis du regroupement familial font de lui le plus heureux des hommes, ou presque : complexe du survivant, culpabilité d’avoir laissé tant de proches dans l’enfer de Yarmouk… Il continue de résister grâce à la musique.
Autobiographie écrite en collaboration avec un journaliste et une traductrice, ce récit, dramatique sans être larmoyant, raconte des vies ordinaires anéanties par la guerre. Il explique le conflit syrien mieux qu’un essai géopolitique, nous donnant à voir la brutalité du régime d’Assad et des autres forces en présence (milices rebelles, Daesh), la corruption, la vulnérabilité des civils et l’ultra-précarité des réfugiés palestiniens.
Une histoire terrible et très touchante qui rend hommage aux victimes de cette guerre sans fin et à la force de la musique, éternelle.
En partenariat avec les Editions La Découverte via le réseau Netgalley.
Présentation par l’éditeur:
Un jeune homme joue et chante au milieu des décombres et des maisons éventrées. La photo, prise à Yarmouk, ville de réfugiés palestiniens de la banlieue de Damas, a fait le tour du monde.
Ce musicien est devenu un symbole d’humanité face à la guerre. Après avoir enduré avec dignité les souffrances du conflit syrien, celui que l’on surnomme désormais le « pianiste des ruines » a finalement dû se résoudre à prendre le chemin de l’exil : en guise d’avertissement, Daech avait brûlé son piano… Partageant le sort de milliers d’autres, il a ainsi connu la séparation d’avec sa famille, la périlleuse traversée de la Méditerranée, l’éprouvante route des Balkans, puis l’arrivée en Allemagne.
Dans cette autobiographie bouleversante, Aeham Ahmad raconte son enfance de Palestinien en Syrie, son apprentissage de la musique au sein d’une famille talentueuse, jusqu’à la révolution de 2011, bientôt engloutie par la guerre. Un éclat d’obus le blesse à la main. Bravant la peur, il décide alors de jouer dans la rue, se laissant filmer pour témoigner de la résistance qui subsiste, obstinée, dans la ville assiégée. Car ce livre a une portée politique. Il dénonce la violence extrême, les exactions du régime d’Assad comme celles des djihadistes, mais il rappelle aussi la précarité du peuple syrien et le destin tragique de tous les réfugiés. Un requiem en hommage aux victimes et une ode à la musique.
Quelques citations:
– Niraz n’avait pas de sonnette non plus, mais nous étions convenus d’un signal: nous devions lancer un caillou à sa fenêtre, pas trop gros car ses vitres étaient parmi les rares encore intactes dans le quartier. Il avait peut-être eu de la chance jusque-là, mais il avait aussi été prévoyant: dès que les bombes tombaient, il ouvrait les fenêtres pour qu’elles ne volent pas en éclats.
– Alors que Niraz était encore en train de monter son appareil [photo], une femme est soudain apparue, un plateau dans les mains. Elle était tellement ravie, nous dit-elle, que quelqu’un vienne avec un piano dans ce quartier désolé, qu’elle avait préparé ce qui lui restait de café. Elle le gardait depuis longtemps pour une occasion particulière. Le temps était venu. Elle voulait boire son dernier café ici et maintenant, tout en m’écoutant [jouer du piano]. […] C’est à ce moment-là que j’ai remarqué le gazouillis de trois oiseaux. Ils étaient posés sur la rambarde d’un balcon au troisième étage, juste en face de moi. Un petit miracle. Les oiseaux étaient les premiers à fuir à chaque tir, à chaque explosion de grenade. Si d’aventure quelques-uns s’égaraient à Yarmouk, ils étaient abattus sur-le-champ. Après tout, les estomacs étaient vides. Lorsque je me suis mis à jouer, les oiseaux ont recommencé à chanter.
– Les rebelles avaient le droit de quitter Yarmouk s’ils rendaient les armes et retournaient « dans le giron de la patrie ». Cette offre ne valait pas pour les civils voulant fuir Yarmouk par peur de Daech. C’est pourquoi certains s’achetaient une arme ou une grenade à prix d’or afin de pouvoir la déposer à un checkpoint. Les soldats photographiaient ces gens avec « leurs » armes et leur faisaient signer une déclaration sur l’honneur, selon laquelle ils renonçaient à la violence. La plupart, cependant, ne réapparaissaient pas dans le giron de la patrie, mais en Turquie, en route vers l’Europe.
– Les checkpoints de l’armée et des rebelles étaient à portée de vue l’un de l’autre. Des no man’s lands de ce genre, il y en a partout en Syrie. Je n’ai jamais réussi à comprendre: les troupes du régime et de l’opposition se font face pendant des mois. Puis les ordres changent soudain et ils se tirent dessus.
Un très beau et très fort partage. Merci Sylvie.
Avec plaisir! merci à toi! 🙂