Auteur: Ananda Devi
Editeur: Grasset – rentrée littéraire hiver 2018 (224 pages)
Lu en janvier 2018
Mon avis: On ne connaîtra jamais le prénom de la jeune héroïne et narratrice de ce roman. Pesant 10 kilos à la naissance, elle a continué à prendre du poids de façon exponentielle. Il n’en fallait pas davantage pour que ses « copains » de classe l’affublent du surnom de « la Couenne », entre autres gentillesses. Elle-même ne se voit que comme un « éléphanteau rose », et ses parents ne l’aident guère à se construire une identité : sa mère, jolie femme à la taille mannequin, s’enfuit quelques mois après la naissance, horrifiée par ce bébé monstrueux et ce qu’il menace de devenir. Quant à son père, persuadé que sa fille a dévoré sa soeur jumelle in utero, il ne s’adresse à elle qu’au pluriel et se dévoue corps et âme à nourrir « ses chéries, ses princesses » de mets aussi savoureux que caloriques, en dépit de tout bon sens (« Le plus grand don que mon père pense pouvoir me faire est celui de moi-même. Il veut me rendre l’amour de mon corps en le nourrissant. Mais à la fin, cela revient à une seule chose : il me fait don d’un élargissement dont je n’ai nul besoin »). La jeune fille, pas dupe (« Père : mon adorateur ; mon bourreau »), joue le jeu de la dualité pour ne pas peiner son père. Et malgré sa lucidité et la culpabilité qu’elle ressent, ne peut s’empêcher de manger sans fin, avec une faim insatiable, parce que « l’acte de manger est orgasmique ». Alors elle continue à grossir et, forcément, dans un monde soumis aux diktats de la minceur et de l’apparence, à subir les humiliations et le harcèlement de ses condisciples, qui publient des photos d’elle sur les réseaux sociaux, jetant sur elle une opprobre planétaire.
Puis arrive un jour, vers 15-16 ans, où elle est incapable de sortir de chez elle, de s’extraire de son lit, de passer la porte de sa chambre. Un isolement forcé qui la met à l’abri des moqueries mais qui n’occulte pas la catastrophe imminente, celle qui la condamne, telle une baleine échouée, à mourir écrasée sous son propre poids… Avant une fin qu’elle sait inéluctable, le Bonheur daigne cependant lui rendre une visite aussi inattendue qu’improbable sous la forme de l’Amour, d’un homme providentiel qui lui fera découvrir les plaisirs de la chair et de la passion.
Manger pour se sentir vivante, pour exister, pour s’anéantir, manger sa soeur jumelle dans le ventre de sa mère, se faire bouffer par cette soeur imaginée qui lui bourre la tête de belles idées impraticables, être rongée par la cruauté du regard des autres démultiplié par l’Oeil d’Internet, être reniée par une mère lâche et un père qui la voit double, la gave et la gâte (dans tous les sens du terme) et l’assassine à feu doux à coup de plats en sauces et de gâteaux au chocolat, se perdre dans une montagne de nourriture, dans la montagne de chair qu’elle devient, puis dans la folie d’un amour passionnel, l’héroïne de « Manger l’autre » questionne son identité, son humanité jusqu’à l’auto-destruction.
Avec un dernier twist inattendu et une fin nauséeuse à la limite du supportable, voici un conte tragique, un texte fort porté par une écriture riche et sensuelle, dont la noirceur totale est (heureusement) tempérée par une certaine auto-dérision corrosive. Sur les thèmes de l’acceptation de soi et du regard des autres, « Manger l’autre » est un roman dérangeant, interpellant, dans lequel on oscille sans cesse entre répulsion et empathie. Si vous décidez de « consommer » cette histoire, oubliez toute modération.
En partenariat avec les Editions Grasset via le réseau Netgalley.
Présentation par l’éditeur:
Une jeune adolescente, née obèse, mange, grossit et s’isole. Sa mère s’enfuit, horrifiée par son enfant. Ses camarades de classe la photographient sans répit pour nourrir le grand Œil d’internet. Son père, convaincu qu’elle aurait dévoré in utero sa jumelle, cuisine des heures durant pour nourrir « ses princesses ». Seule, effrayée par ce corps monstrueux, elle tente de comprendre qui elle est vraiment. Quand elle rencontre par accident l’amour et fait l’expérience d’autres plaisirs de la chair, elle semble enfin être en mesure de s’accepter. Mais le calvaire a-t-il une fin pour les êtres « différents » ?
Conte de la dévoration et roman de l’excès, Manger l’autre est une allégorie de notre société avide de consommer, obsédée par le culte de la minceur et de l’image conforme.
Avec force, virtuosité, et humour, Ananda Devi brise le tabou du corps et expose au grand jour les affres d’un personnage qui reflète en miroir notre monde violemment intrusif et absurdement consumériste.
Quelques citations:
– La résistance humaine est admirable, vois-tu. Et sa ténacité. La preuve: je suis là. Sans cette obstination de vivre à tout prix, même tétraplégique, même aveugle, même sans corps visible, nous aurions depuis longtemps été anéantis comme les dinosaures. Les comètes ne sont pas venues à bout de notre espèce. Et crois-moi, nous avons beau paraître fragiles et voués à l’extinction, il n’en sera rien. Nos gènes survivront et referont surface après l’apocalypse. Car ils ont la ténacité de l’égoïsme. Les individus des autres espèces se sacrifient pour la survie du plus grand nombre; nous, nous ferons tout pour survivre, au prix du plus grand nombre.
– Hélas, je suis lucide à défaut d’être mince: je suis obèse, donc, aux yeux des autres, déficiente en neurones. (…) Personne n’admirera ma vivacité d’esprit alors que mon corps tout entier la contredit.
– Alcool, cigarette, bouffe, drogue, sexe, ce sont les excès qui nous excitent, qui nous passionnent. Sans eux, nous sommes de pâles effigies faisant semblant de vivre. Sans eux, nous passerions de la naissance à la mort comme des ombres qui n’auraient jamais connu le bonheur des délices interdits. Nous sommes la contradiction vivante de nos idéaux de sainteté et de santé. Nous ne sommes pas faits pour le jeûne ou l’abstinence, sauf comme forme de punition et d’autoflagellation.
– Aucun amour ne survit sans mensonge.
– … je mesure à quel point le regard des autres transforme notre vision de nous-mêmes; ce sont les yeux des autres qui ont fait naître en moi le monstre de la honte, et la honte du monstre. Tout ce temps, j’ai été massacrée par le jugement des autres. Par le venin qui jaillissait d’eux, s’infiltrait en moi, m’empoisonnait, m’emprisonnait. Que vaut alors notre propre jugement? Se pourrait-il que je sois un objet d’admiration plutôt que de mépris? Pendant seize ans je me suis haïe en me soumettant à des règles arbitraires, j’ai connu les affres de la détestation de soi, le dégoût, la culpabilité, non parce que je le méritais, mais parce que je m’étais volontairement soumise aux décrets de mon époque. Après tout, j’ai seulement commis le crime d’être grosse.
– Homme étrange, après avoir tout détruit, il veut reconstruire. Ou peut-être sont-ils tous ainsi? Il faut nous perdre pour avoir envie de nous reconquérir?
– Pauvre père. Il ne mesure pas l’étendue du monde virtuel. On ne peut pas en sortir. Il est éternel. Il est partout. Infini. il n’y a pas d’oubli possible, puisqu’il est hors du temps et de l’espace. Nous avons inventé l’enfer.
Je craque, le menu me plaît sans restriction aucune !
Bon appétit 😉 tu m’en diras des nouvelles!