Auteur: Tom Lanoye
Editeur: Le Castor Astral – 10 janvier 2019 (384 pages)
Lu en mai 2019
Mon avis: Gidéon Rottier, solitaire, bègue, laid, se sent « comme un quidam effacé qui se tourne les pouces la vie durant dans la salle d’attente de la mort, tout en sachant qu’après le départ de son dernier train, il ne laissera pas la moindre trace d’un souvenir. Nous étions des millions dans ce lieu, la plupart y restent encore. Vivant sans passion, sans but« . Pour « vaincre cette banalité crasse« , Gidéon a choisi un métier extravagant. Il est un « nettoyeur de l’extrême », pour le compte d’une entreprise d’assainissement qui intervient sur les lieux de drames divers (incendies, négligences graves, suicides, attentats,…) pour les remettre en état. Loser patenté, invisible et insipide, Gidéon ne se fait aucune illusion sur lui-même. Un tournant s’amorce cependant dans sa vie d’ermite le jour où on lui adjoint un nouveau collègue, Youssef, demandeur d’asile en provenance d’un pays qui ressemble furieusement à la Syrie. Gidéon accepte aussi d’héberger Youssef chez lui, et une amitié improbable naît peu à peu entre les deux hommes. Puis c’est une dette de vie qui s’inscrit dans le grand livre de comptes de Gidéon, le jour où Youssef le sauve de la mort lors d’un accident de travail. A ce point-là, Gidéon ne peut refuser lorsque Youssef lui demande d’accueillir sa femme et ses deux enfants, tout juste débarqués de leur pays en guerre. S’installe alors une vie de famille elle aussi improbable, faite de bonté et de gratitude mais aussi de tensions qui font presque regretter à Gidéon sa tranquillité d’avant. Mais tout cela n’est rien encore. Parce qu’un jour, il y a un attentat terroriste à la gare d’Anvers, dont l’effroyable nettoyage revient à Gidéon, Youssef et leurs collègues. Puis il y a d’autres attentats et attaques en tous genres, une spirale de violence qui se déchaîne dans le pays. Youssef disparaît, en quête d’un endroit plus paisible sur terre pour lui et sa famille. C’est alors que le chaos investit également la maison de Gidéon. La femme et les enfants de Youssef, déjà traumatisés par la guerre, sont totalement déboussolés par son départ et ne tardent pas à partir en vrille. Gidéon, loyal jusqu’au bout envers son ami, tente de leur maintenir la tête hors de l’eau malgré son envie de les jeter à la rue tant ils lui font la vie impossible. Loyal mais maladroit, il ne parvient pas à éviter le drame.
Ce roman est comme son titre, flamboyant. On y retrouve toute la verve et le style baroque virtuose de Tom Lanoye, et la traduction toujours impeccable d’Alain van Crugten. Sur fond de crise migratoire, de menace terroriste et de coup de gueule à peine voilé contre l’extrême-droite (le titre néerlandais « Zuivering« , qui signifie nettoyage, épuration, purification, me semble évocateur), il brosse le portrait de personnages aux relations complexes et ambiguës, dont le fragile équilibre est sans cesse menacé, entre amitié sincère, manipulation, jeux de dupes, générosité, égoïsme, reconnaissance et volonté d’intégration.
Ce livre, qui mêle tragédie, humour noir et autodérision, pousse à la réflexion et pose des questions parfois vertigineuses, loin de tout manichéisme naïf. Il pointe les paradoxes d’une société qui perd le nord : une société civile en plein repli sur elle-même mais qui veut accueillir les réfugiés tout en s’opposant à une classe politique qui freine des quatre fers. Les idéaux de générosité et de tolérance sont battus en brèche par la folie terroriste ou sécuritariste. Vaguement dystopique, ce roman mordant et intense est fait de décombres et de flammes, celles de l’enfer du rejet et de la peur. Mais où va donc le monde ?
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Présentation par l’éditeur:
« La beauté doit vous frapper d’un coup comme un sniper dans une guerre civile. »
Incendies, suicides, bains de sang, quand la vie bascule, Gidéon Rottier, professionnel de l’assainissement, se rend là où personne ne veut aller. Solitaire, rêveur, perdant – il le sait -, c’est son bégaiement, plus que son caractère d’outsider, qui le condamne à l’indifférence générale. Jusqu’à l’arrivée d’un nouveau coéquipier, Youssef. Jusqu’à ce que Youssef lui sauve la vie. Jusqu’à ce que Youssef demande à Gidéon d’accueillir sa femme, sa fille et son fils. Jusqu’à cet attentat dans la gare. Jusqu’à ce que les désordres du dehors infestent le cœur de sa maison.
Quelques citations:
– Pourtant il n’y a pas que les maladies vaincues et les accidents qui se terminent bien qui puissent allonger le fil de notre vie. De tous les moyens qui nous aident à séjourner ici-bas plus longtemps que la normale, il en est deux qui, étonnamment, méritent la citation.
L’amour et l’amitié.
– On ne devrait pas accrocher des crucifix aux murs, mais des roulettes de casino.
– Evidemment, dans ma jeunesse, j’ai eu quelques petites copines, ça arrive à tous les garçons de cet âge, exactement comme l’acné dans la figure et une pomme d’Adam ostensible.
Les filles de notre école n’avaient ni l’un ni l’autre. Quelques-unes ont grossi de partout au lieu de simplement enfler du cou. La plupart s’affamaient volontairement au point de pouvoir figurer dans un film sur l’Holocauste. Je ne veux pas avoir l’air antisémite, mais je préférais les petites boulottes. Peut-être parce que c’étaient aussi les seules qui voulaient bien sortir avec moi.
Chacun était pour l’autre un prix de consolation, faute de mieux.
– L’amitié n’existe pas par la grâce des curés ou des notaires et elle n’a pas besoin de contrats ou d’alliances en or. Son essence réside justement dans le fait qu’elle n’éprouve pas le besoin de se légitimer. Elle est ou elle n’est pas. Et lorsqu’elle se manifeste, elle est libre et non contrainte. Jamais fondée sur un bénéfice palpable, qu’il soit de nature sexuelle ou matérielle. Et si jamais elle évolue dans ce sens, elle endure aussitôt assez d’avaries pour faire naufrage.
Sans procès ni rentes alimentaires.
Mais avec d’autant plus de vrai regret et de peine.
– Ah, les amours adolescentes si souvent chantées! Je me le rappelle trop bien, il fallait obligatoirement se morfondre en solitaire et obligatoirement gloser sur chaque lapin qu’on vous posait. Mais quand on ne vous posait pas de lapin, c’est alors que la terreur commençait. Je les ai abominés dès le tout premier, ces inévitables tête-à-tête qui pouvaient durer des heures et qui n’étaient destinés qu’à dissimuler une excitation maladroite.
Aucune sorte d’humain plus que l’ado n’a soif de révolte et de renouvellement et pourtant il se livre servilement à une répétition de la pantomime du désespoir qui épuisait déjà ses ancêtres au même âge. Se frotter gauchement l’un contre l’autre, toute une demi-journée au besoin, sans oser y aller franchement et sans oser s’arrêter. S’embrasser jusqu’à ce que la langue finisse par se vautrer comme un lambeau de viande crue dans la bouche de la partenaire. Se coincer la main dans un élastique de culotte qui fait tout à coup office de ceinture de chasteté, parce que la gamine qui était si spontanément d’accord a brusquement changé d’avis. […] Et toujours, toujours debout. Debout sous des portes cochères puantes ou des abris de bus ou de tram, ou encore sous l’auvent d’un magasin de jouets en faillite. Ou plus rarement, comble du romantisme, sous un saule pleureur arrosé de bruine. Ensuite la vraie baise doit se faire à la sauvette parce que le dernier bus est en vue.
L’orgasme était alors quelque chose qui tenait de la délivrance et de la défécation. Dieu merci, de telles amourettes ne duraient pas longtemps.
– Je n’ai pas été affligé par mon licenciement. Récolteur de sperme avait certes été pour moi une expérience professionnelle très singulière, mais les étalons qui chevauchaient désespérément leur fantôme de bois me tendaient un miroir déplaisant. Dans leur gigotement vain je reconnaissais trop bien mon isolement et l’inexistence de ma vie amoureuse.
Avec une différence. Personne ne m’a jamais proposé un ersatz en bois.
– L’amour est comme une langue étrangère.
On le désapprend si on ne l’entretient pas.
– Je l’admets, de temps à autre certaines âmes plus compatissantes, peut-être poussées par un peu de remords à cause de leurs vexations répétées, venaient m’apporter des livres de poche, pensant que cela pouvait m’intéresser. Je les remerciais d’un signe de tête appuyé, malgré le fait que c’était généralement de la gnognotte qu’ils me mettaient entre les pattes. Aussitôt qu’ils voyaient une bonne femme à moitié nue sur la couverture, ils s’imaginaient qu’il s’agissait d’un chef-d’œuvre immortel.