Auteur: Albert Camus
Editeur: Gallimard – 1976 (174 pages)/Folio – 1972 (152 pages)
Lu en juillet 2023
Mon avis: « Dans le port d’Amsterdam,
Y a des marins qui chantent
Les rêves qui les hantent… »
Dans ce bar d’Amsterdam, il y a Jean-Baptiste Clamance qui se proclame juge-pénitent, hanté qu’il est par le souvenir d’une jeune femme qu’il n’a pas sauvée de la noyade.
Autrefois avocat réputé à Paris, homme mondain, généreux, apprécié de tous et toutes, il a quitté sa vie d’aises et de luxe pour s’exiler à Amsterdam, qu’il considère comme l’une des portes de l’Enfer. Il exerce désormais ses talents d’orateur dans un bar interlope, où tous les soirs, il confesse publiquement ses fautes jusqu’à la lie, pour ensuite renvoyer ses interlocuteurs à leurs propres culpabilités.
Pourquoi ce changement de vie radical, cet exil, cette chute ? Parce qu’en l’espace d’un instant, la conscience de Clamance a basculé dans l’abîme de la vérité et a découvert le sentiment de culpabilité.
Cet instant, c’est celui où, sur un quai de Paris, il a assisté à une autre chute, celle d’une jeune candidate au suicide dans la Seine, et où il n’a rien tenté pour la sauver.
Mais avant cette/ces chute(s), il y a un autre moment, plus fugace, quelques mois plus tôt, où sa conscience endormie avait frémi et commencé à se réveiller : au cours d’une promenade nocturne et solitaire, un rire anonyme dans l’obscurité l’avait atteint au plus profond, sans qu’il en mesure encore tout l’impact. Etait-ce un rire moqueur, en était-il la cible, si oui, pourquoi ? Qu’avait-il donc de risible, de ridicule ? « Il a fallu d’abord que ce rire perpétuel, et les rieurs, m’apprissent à voir plus clair en moi, à découvrir enfin que je n’étais pas simple« .
Taraudé par ces questions, blessé par cette moquerie supposée, Clamance a commencé de réaliser que sa vie bourgeoise et lui-même ne sont que vanité, écran de fumée, hypocrisie, superficialité, égoïsme, vide abyssal, médiocrité.
Lui, l’avocat qui défendait ses clients sans juger leurs comportements et qui se croyait tellement supérieur, hors d’atteinte du jugement du commun des mortels, tombe des nues en découvrant qu’il est un lâche, ou un indifférent, capable de laisser un être humain se noyer.
Ce choc déclenche une profonde remise en question, un examen de conscience radical et absolu. A travers son auto-mise en accusation, il cherche (vainement) sa rédemption, et voudrait, par ricochet, provoquer celle de l’humanité : puisqu’il se juge et s’accuse sans complaisance, il a le droit de juger les autres, pour leur faire prendre conscience de leurs propres fautes.
« La chute » est un monologue intelligent, d’une noirceur brillante, féroce, lucide, implacable, moralisateur, un miroir qui renvoie son cruel reflet à une certaine bourgeoisie égoïste et orgueilleuse.
Ce texte pousse à la réflexion, à un questionnement existentiel sur le sens de la vie, la sincérité ou la duplicité des relations, la liberté, l’image de soi, la culpabilité. Même si je ne me suis pas vraiment senti concernée par le sort du narrateur, j’ai trouvé ce personnage (et ses semblables, ces gens sûrs d’eux, imbus d’eux-mêmes, convaincus de leur supériorité, de leur quasi-perfection et ne se remettant jamais en question) fascinant. Et l’analyse philosophico-psychologique du processus de sa chute encore davantage, tant il tombe de haut. Un vertige difficile à concevoir, je crois, quand on est soi-même la proie d’un envahissant et chronique sentiment d’infériorité (mais c’est une autre histoire et un autre débat).
Quoi qu’il en soit, ce roman distille de l’humain, aveugle à sa propre nature, une vision pessimiste et peu engageante mais, me semble-t-il, pas totalement désespérée.
Présentation par l’éditeur:
Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. J’avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j’entendis le bruit, qui malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui d’abat sur l’eau. Je m’arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit brusquement.
Quelques citations:
– J’ai connu un homme qui a donné vingt ans de sa vie à une étourdie, qui lui a tout sacrifié, ses amitiés, son travail, la décence même de sa vie, et qui reconnut un soir qu’il ne l’avait jamais aimée. Il s’ennuyait, voilà tout, il s’ennuyait, comme la plupart des gens. Il s’était donc créé de toutes pièces une vie de complications et de drames. Il faut que quelque chose arrive, voilà l’explication de la plupart des engagements humains. Il faut que quelque chose arrive, même la servitude sans amour, même la guerre, ou la mort.
– C’est si vrai que nous nous confions rarement à ceux qui sont meilleurs que nous. Nous fuirions plutôt leur société. Le plus souvent, au contraire, nous nous confessons à ceux qui nous ressemblent et qui partagent nos faiblesses. Nous ne désirons donc pas nous corriger, ni être améliorés: il faudrait d’abord que nous fussions jugés défaillants. Nous souhaitons seulement être plaints et encouragés dans notre voie. En somme, nous voudrions, en même temps, ne plus être coupables et ne pas faire l’effort de nous purifier. Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n’avons ni l’énergie du mal, ni celle du bien.