mercredi , 20 novembre 2024

Manuscrit corbeau

Auteur: Max Aub

Editeur: Editions Héros-Limite – novembre 2019 (125 pages)

Lu en janvier 2020

Mon avis: « Manuscrit corbeau » semble être la thèse de doctorat de Jacobo, un noir corbeau résidant dans un camp d’humains, aux environs de ces années de grâce 1939-40. Maître Corbeau, sur son grillage perché, observe donc l’espèce humaine et ses agissements étranges. Il la compare à la sienne, la tellement supérieure race corvine. Au fil de chapitres plus ou moins courts, il s’épate, s’étonne, s’interroge, s’agace, s’énerve de l’absurdité et de l’inconséquence des hommes, espèce ô combien méprisable. Tout y passe : la nourriture, le travail, les maladies, la guerre, les hiérarchies, les lunettes, l’argent, les espadrilles, les frontières et les nationalités, de l’individuel à l’universel. Dit comme cela, ce texte apparaîtrait simplement cocasse et ironique. Mais le « camp d’humains » que fréquente Jacobo est en réalité le camp de concentration du Vernet, en Ariège. Un camp que Max Aub a « bien » connu, puisqu’il y a été interné en 1940-41 après avoir fui la dictature franquiste (avant d’être déporté au camp de Djelfa en Algérie en 1942 puis de s’exiler définitivement au Mexique). Ce sont donc les prisonniers du camp et leurs geôliers que Jacobo observe, et sous cet angle, son ramage est caustique et persifleur.
Avec ces observations à hauteur de corbeau, Max Aub livre un petit traité de la condition humaine en milieu concentrationnaire. C’est piquant, noir et glaçant.

PS : « Manuscrit corbeau » vient d’être réédité en 2019 par les éditions Héros-Limite.

Présentation par l’éditeur:

Un mystérieux corbeau au prénom biblique et à l’attitude prophétique, Jacobo, tente de décrire et de comprendre les mœurs et les coutumes de l’être humain (« cet animal qui s’enrhume »). Et plus encore que de s’intéresser simplement à la société humaine, l’oiseau au bec dur et à la plume noire observera la vie dans le camp de concentration du Vernet, situé sur le bord de la route Nationale 20, au nord de Pamiers en Ariège. Dès 1939, suite la défaite de la République espagnole, furent emprisonnés dans ce camp d’internement français 12 000 combattants espagnols de la Division Durruti. A la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, les étrangers « indésirables », les intellectuels antifascistes, les membres des Brigades internationales furent également internés au Vernet dans des conditions terribles. Elles seront décrites par l’écrivain Arthur Kœstler – lui-même interné au Vernet d’octobre 1939 à janvier 1940 – dans La Lie de la terre. A partir de 1942, transitent par le camp les juifs arrêtés dans la région, par l’administration de Vichy dans un premier temps, puis par les Allemands. En juin 1944, les derniers internés sont évacués et déportés à Dachau. Au total environ 40 000 personnes de 54 nationalités y ont été internées, principalement des hommes, mais des femmes et des enfants également. Max Aub fut interné au Vernet entre 1940 et 1941 puis déporté à Djelfa jusqu’en 1942. Tel un petit traité, au-delà de cette terrible expérience, ce récit permet à Max Aub de retracer avec un humour glaçant, avec ironie et sarcasme, le comportement des hommes et le destin tragique de la condition humaine. Max Aub en a publié une première version dans la revue Sala de Espera, en 1949 et 1950, puis une seconde version modifiée, en 1955. C’est la traduction de cette dernière que nous proposons ici.

Quelques citations:

– Le fait est que, poussé par son impuissance manifeste, l’homme a vite cessé – il y a des milliers d’années – de s’estimer pour ce qu’il était – ce qu’il était en soi, véritablement – pour se mettre à penser à ce qu’il valait. Cette torsion, cette entorse, a conduit sa main pour inventer un signe à même de déterminer approximativement cette valeur. Ainsi a-t-on vu, soudain, que chacun était catalogué selon l’estime de ses chefs: – Tu vaux ceci. Tu vaux cela. Tu ne vaux rien. Tu vaux beaucoup.
Ils ont donné à cette unité le nom d’argent. […] Les métaux les plus brillants ont été consacrés pour représenter cet idéal; une fois frappés, leur valeur a dépendu de leur poids, par transmutation, ces pièces ont perdu la valeur de ce qu’elle représentaient pour se convertir en valeurs intrinsèques, et les hommes n’ont plus valu pour ce qu’ils étaient mais pour ce qu’ils thésaurisaient.

– Les hommes s’apprécient et se considèrent selon le nom: s’ils s’appellent Abraham, Moïse ou Isaac, ils valent moins que François, Wilhelm ou Winston. Comme les noms de famille s’héritent, ils ne comptent pas pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils ont été. J’ai déjà dit que le hasard du lieu de naissance est plus important que leur propre valeur. L’effort, la volonté, l’intelligence, l’honnêteté ne comptent pour rien face aux papiers [d’identité]. Ce qui veut dire, quand bien même vous ne me croirez pas, que la valeur, la taille, la force, l’entendement sont subordonnés à l’administration. D’abord: les tampons, les attestations, les certifications, les visas, les passeports, les fiches. Ce n’est pas la vie qui compte, mais l’écrit; pas les idées, mais la disparition du livre où il est ou a pu être inscrit. […] Ils sont capables de tuer pour obtenir des papiers, même faux. Je suppose que cette coutume absurde contribue grandement au triste état actuel de l’homme.

– [le corbeau à propos des communistes:]
Ils sont tout ce qu’il y a de plus admirable, selon certaines photographies que j’ai pu voir: ils arborent davantage d’étoiles, davantage de médailles, davantage de décorations que quiconque. Ils brillent.

Evaluation :

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