Auteur: Pascale Seys
Editeur: Racine – 2019 (192 pages)
Lu en mars 2020
Mon avis: « Si tu vois tout en gris… » est un recueil de réflexions philosophiques de deux ou trois pages chacune, des « bulles » de pensées qui interrogent l’air du temps et tentent de le comprendre à l’aide de la philosophie classique ou de l’histoire culturelle en général. Avec de multiples références allant d’Aristote à Cédric Villani en passant par Montaigne, Alberto Moravia ou Patti Smith, elles nous poussent à réfléchir aux questions existentielles qui hantent notre quotidien : le temps qui passe toujours plus vite, la réussite ou l’échec, l’avenir, le sens de l’amitié et celui de nos vies surbookées, le vide, le manque, le désir, le progrès, le monde du travail et le burn-out, le bonheur ou la peur d’être seul, les raisons qui nous poussent à applaudir, à voyager.
Des pensées pleines d’humanisme et d’intelligence, légères ou graves, toujours construites et amenées avec limpidité. On est d’accord ou pas, cela nous parle ou non, mais dans tous les cas cela fait réfléchir. Ce qui, en ces temps étranges, aide à ne pas se confiner l’esprit 😉
PS : Pascale Seys est également l’auteure de chroniques hebdomadaires à la RTBF radio (Musiq3) : « Les tics de l’actu » sont visibles sur la plateforme Auvio. La dernière en date est celle du 26 mars 2020 : https://www.rtbf.be/auvio/detail_les-tics-de-l-actu?id=2617345
Présentation par l’éditeur:
Dans ces « bulles » de pensées, traversées par un fourmillement de références à l’histoire culturelle et à la philosophie classique, Pascale Seys porte un regard « dézoomé », tantôt grave, tantôt léger, sur nos façons d’agir et de penser. Prenant le pouls d’un monde pressé, elle nous invite à réfléchir au temps qui passe, à l’ambiguïté du bonheur et aux affres du désir, à la splendeur du cosmos, aux vertus du retard, des voyages et de la poésie, autant de mythologies de notre quotidien qui nécessitent, pour être considérées pour ce qu’elles sont, de « déplacer l’éléphant ».
Quelques citations:
– L’homme moderne est un obsédé de la sur-occupation. A l’ère numérique, le développement des loisirs et l’abondance d’informations nous donnent la sensation que nous n’en avons jamais fini: jamais fini d’apprendre, jamais fini de lire, de partager, de nous distraire, de répondre aux e-mails qui s’accumulent en temps réel dans notre boîte de réception et de sursauter à chaque signal de notification. Mais pour quelle étrange raison tout le monde se dit occupé? Parce que cela « pose » quelqu’un, le valorise et l’impose, parce que quelqu’un d’occupé souligne son importance, parce que notre indisponibilité, pensons-nous faussement, nous confère les attributs de la réussite sociale.
[…] Car le besoin de divertissement est, selon [Blaise Pascal], l’élément qui, très précisément, caractérise l’homme moderne, lequel découvre un univers illimité à explorer et qui doit par conséquent faire face au progrès qui accélère le cours de ses journées et qui raccourcit conséquemment sa vie. […]
Qu’est-ce que le divertissement? […] en un sens plus général et plus profond, il désigne tout ce qui détourne effectivement […] l’homme du face à face avec lui-même. Pour Pascal, les activités les plus sérieuses comme nos métiers ou les hautes fonctions que l’on peut occuper ne sont que des divertissements par lesquels l’homme se dupe lui-même sur la signification réelle de son activité.
Le divertissement signifie donc l’impossibilité qu’a l’homme de rester seul avec lui-même, d’avoir toujours besoin de s’agiter et d’être distrait, raison pour laquelle nous nous occupons et occupons nos enfants. Les rois sont occupés, les patrons sont débordés, nous prétextons des réunions et nous avons besoin d’être divertis de cette façon, rappelle Pascal, de peur d’être confronté à nous-même, à notre vérité qui est celle-ci: nous ne faisons que passer.
– […] Un article de l’Obs s’est penché sur cette question en observant que le tutoiement s’est généralisé dans le monde de l’entreprise et que ce registre s’accompagne d’un risque, majeur pour les salariés, d’un brouillage des codes, d’une perte de cadre et de repères. Car l’entreprise n’est pas une famille mais un lieu hiérarchisé où le pouvoir ne circule pas égalitairement, ce que rappelle la langue. Or, aujourd’hui, la bise et le « Tu » constituent souvent la norme, comme pour laisser croire que nous sommes pairs, proches et intimes alors qu’il n’en est rien et que chacun calcule pour lui-même son effort en terme de ROI (return of investment). […] Mais dire « Tu » au travail à sa hiérarchie est une stratégie qui cultive l’ambiguïté en permanence. C’est un peu comme si le tutoiement imposait au travailleur de considérer le lieu où il travaille sans établir de frontière avec sa vie privée. On évoquera, en termes de culture d’entreprise, les notions de bien-être au travail et de personnalisation. En réalité, l’enjeu, par un glissement subtil, c’est l’irruption de l’affectivité du travailleur dans un lieu dévolu à une tâche dont l’objectif est l’enrichissement d’un autre, laquelle tâche est compensée par un salaire. Quoi qu’on dise et que les patrons martèlent, l’entreprise n’est pas une famille même si elle emploie beaucoup de ressources humaines pour en persuader le travailleur, avec l’usage familier du « Tu » comme allié. Certes, le tutoiement est sympathique sans doute, peut-être, parfois. Mais c’est aussi un piège qui efface des frontières, qui abolit des limites utiles et impératives à sauvegarder à l’ère de la dictature de la transparence, de la flexibilité et de la disponibilité.