mardi , 19 mars 2024

Nirliit

Auteur: Juliana Léveillé-Trudel

Editeur: Editions La Peuplade – 2015 (173 pages)

Lu en mars 2019

Mon avis: Comme les oies sauvages (Nirliit en langue inuite), la narratrice fait chaque année le voyage vers Salluit, dans le Grand Nord québécois. Le temps d’un été sans nuit, elle quitte Montréal pour s’occuper des enfants du village, livrés à eux-mêmes pendant les vacances scolaires. Au fil du temps, cette jeune femme du Sud s’est liée d’amitié avec Eva, jeune femme de ce coin de Nord perdu dans la toundra. Mais cette année est différente. Eva n’est plus. Elle a disparu dans le fjord, accident, assassinat, personne ne sait, tout le monde s’en fiche. La narratrice s’adresse à elle, lui raconte comment la vie continue à Salluit. Ou la survie, plutôt. Salluit au taux de suicide trop élevé, aux habitants laissés-pour-compte subsistant grâce à l’assistance publique, abrutis de malbouffe, d’alcool et de drogue, qui se donnent parfois la peine de travailler mais laissent le plus souvent le boulot aux émigrés du Sud. Ceux-ci, installés à demeure ou saisonniers, viennent dans le Grand Nord chercher un salaire plus lucratif. Ils résistent rarement à la tentation de la chair fraîche. Qui est d’ailleurs peu farouche, les (parfois très) jeunes filles s’y laissent prendre, s’accrochant au maigre espoir d’un vrai amour et d’une vie meilleure. Las ! La fin de l’été sonne l’heure du déchirement. Et si beaucoup d’enfants naissent quelques mois plus tard, et que beaucoup de ces jeunes filles ne se donnent pas la peine de les élever, qu’à cela ne tienne, le village y pourvoira…
Entre rage et désespoir, la narratrice se confie à Eva, elle s’emporte contre la violence et la rudesse qui tourmentent Salluit, dont les adolescentes sont les premières victimes et les enfants les dégâts collatéraux, eux qui « appartiennent au village », c’est-à-dire à tout le monde, c’est-à-dire à personne, en tout cas personne qui les protège. Rage et désespoir donc, et lucidité, mais aussi énormément d’amour et de tendresse pour ce peuple qui se laisse mourir à petit feu, à coup d’inertie et d’existences gâchées faute d’avenir, au milieu d’une Nature grandiose.
Nirliit est autant un roman qu’un documentaire sur l’extinction silencieuse d’un peuple malmené par la « civilisation » blanche et qui semble incapable de lutter pour sa survie et celle de ses traditions. Le texte met particulièrement en lumière la condition effarante des femmes et celle des enfants, encore plus révoltante. L’auteure a la formule percutante, son écriture est implacable et sans concessions mais elle est sincère, belle et âpre, puissante. Ce roman offre un témoignage nécessaire et urgent. Rage, désespoir, amour, amitié, il est un cri du coeur, un crève-coeur et au final, un coup de coeur.

En partenariat avec les Editions La Peuplade et le Picabo River Book Club, que je remercie vivement tous deux !
#picaboriverbookclub
#MarsQuébécois

Présentation par l’éditeur:

Une jeune femme du Sud qui, comme les oies, fait souvent le voyage jusqu’à Salluit, parle à Eva, son amie du Nord disparue, dont le corps est dans l’eau du fjord et l’esprit, partout. Le Nord est dur – « il y a de l’amour violent entre les murs de ces maisons presque identiques » – et la missionnaire aventurière se demande « comment on fait pour guérir son cœur ». Elle s’active, s’occupe des enfants qui peuplent ses journées, donne une voix aux petites filles inuites et raconte aussi à Eva ce qu’il advient de son fils Elijah, parce qu’il y a forcément une continuité, une descendance, après la passion, puis la mort.
Juliana Léveillé-Trudel livre un récit d’amour et d’amitié beau et rude comme la toundra. Nirliit partage la « beauté en forme de coup de poing dans le ventre » qu’exhale le Nord.

Quelques citations:

[A propos du Nunavik, territoire du nord du Québec, dont les habitants sont majoritairement des Inuits:] C’est comme en Afrique, c’est bizarre… Comment deux coins du monde si éloignés l’un de l’autre peuvent-ils se ressembler autant?
Ce n’est pas bizarre: tout le monde est pareil au fond. Sauf les Occidentaux. Indian time, African time, Mexican time, c’est le même temps, c’est nous [les Occidentaux] qui vivons à l’envers, et c’est nous qui sommes convaincus d’avoir raison. 

– A chaque départ je me sens coupable de partir, pour ceux que je laisse derrière, dans les deux sens, de Montréal vers le Nord, du Nord vers Montréal, de Montréal vers tous les recoins de la planète où j’ai vagabondé depuis que j’ai l’âge d’acheter un billet d’avion. Quand je pars j’ai envie de rester, quand je reviens j’ai envie de partir, j’emporte avec moi ceux que j’aime, mais on est toujours tout seul dans un aéroport. 

– C’est dangereux pour les belles femmes ici. Dangereux de se faire mettre enceinte, de se faire violer, de se faire trouver jolie par le copain d’une autre. Parce que tout est toujours la faute des femmes, les filles trompées en veulent rarement à leur conjoint, en tout cas jamais autant qu’à leur rivale. Les graffitis qui poussent un peu partout ne mentent pas : « fucking bitch », « slut », la marque des femelles outrées, la signature de celles qui resteront coût que coûte aux côtés de leur homme, et qui vengeront leur peine sur la femme qui a osé toucher à leur « chum », la salope, la sorcière, le diable en personne, rien de moins. 

– Les gens se demandent pourquoi vous partez de chez vous, Eva, pour atterrir sur l’impitoyable ciment d’une ville où vous ne connaissez personne, mais c’est tout simple, au fond, c’est pour ne connaître personne, justement. Dans un village de quatre cents habitants, c’est difficile de ne pas voir quelqu’un. Quand ce quelqu’un vous a violés ou a tué un membre de votre famille, le métro de Montréal peut sembler bien accueillant. 

– Et quand elles disparaissent c’est la catastrophe, la grand-mère de Jessy est partie à Montréal pour soigner son cancer et maintenant plus personne ne prend soin de lui, sa maman a dit qu’elle n’en voulait plus, sa grande sœur a dit qu’elle n’en voulait pas, les grands-mères sont souvent le seul espoir des enfants, mais les cancers s’en foutent.

– Elle détache la petite croix dans son cou et l’enroule au poigner de Tayara, elle prie: « Mon Dieu donne-moi la force. » Prie pour opposer la force de Dieu à celle puissante et autodestructrice des hommes de son pays, au suicide collectif à petites doses, à l’autogénocide programmé. 

Evaluation :

Voir aussi

Chien Blanc

Auteur: Romain Gary Editeur: Gallimard – 1970 (264 pages)/Folio – 1972 (220 pages) Lu en …

2 commentaires

  1. Voilà un livre qui remue ! J’avoue ne pas connaître les populations Inuit ni leur mode de vie et me voici bien étonnée par tout ce que tu en dis. Pour moi, ta critique a valeur de documentaire. Merci du partage.

    • Je n’y connaissais rien non plus, me voilà informée ainsi que celles/ceux qui ont lu ma critique! Merci pour ton commentaire! 🙂