samedi , 7 septembre 2024

Texte-à-moi #16: Visages (4)

C’est ma mère, là, sur cette photo en noir et blanc, une photo d’identité, celle qu’elle a choisie pour son passeport.
C’est ma mère; enfin, à ce moment elle ne le sait pas encore.
Je ne sais pas exactement quand la photo a été prise, mais c’était bien avant ma naissance, puisque le passeport a été émis en 1967. Elle devait avoir 25 ans.
A cette époque, elle ne connaissait pas encore mon papa, elle ne connaissait même pas la Belgique, ni aucun autre pays, d’ailleurs.
Imaginait-elle seulement, quelques mois avant cette photo, quitter son pays ? Peut-être, oui. Après tout, l’émigration était courante en Espagne. Le franquisme, la pauvreté surtout, poussaient les gens à aller chercher une vie meilleure, parfois de l’autre côté de l’Atlantique. Le frère aîné de ma mère était parti au Brésil, le plus jeune en Suisse. Alors peut-être qu’elle avait déjà pensé à partir, elle aussi. Et quand son frère lui avait parlé d’un travail de femme de ménage à Lausanne, elle s’était dit que c’était la bonne chose à faire : une photo, un passeport, un billet de train et un contrat pour un emploi, pas le plus valorisant du monde, certes, mais qui payait bien.
Sur la photo, on devine qu’elle s’était bien habillée pour l’occasion, qu’elle était allée chez le coiffeur. Elle qui a toujours détesté les brushings, là elle était servie, avec cette espèce de soufflé chevelu sur le crâne.
Sur la photo, elle sourit vers l’objectif, ni trop, ni trop peu, mais à quoi pense-t-elle ?
A l’avenir qui l’attend loin de chez elle ? Un avenir qui lui sourirait en retour, ou un avenir difficile dans un endroit froid et pluvieux, avec des employeurs trop exigeants, un travail peu gratifiant, la solitude au milieu de gens dont elle ne comprendrait pas la langue avant plusieurs semaines, le mal du pays et de sa famille ?
Son sourire cachait-il une inquiétude, des doutes, de la peur, de la curiosité, ou était-ce tout simplement un sourire d’espoir, sans arrière-pensée, un sourire à l’avenir ?

**

C’est toujours ma mère, là, sur cette photo dans mon téléphone.
C’est moi qui l’ai prise en mars 2017, quelques jours après son installation à la maison de repos.
C’est ma mère; enfin, elle ne s’en souvient plus. Pas plus que de la photo de son passeport désormais périmé, de son pays, de son identité, de sa vie, de nous, de moi.
La photo est en couleur, ma mère a les cheveux tout blancs et le visage ridé. Elle regarde vers la droite, je ne suis pas arrivée à la prendre de face, elle ne se tenait pas tranquille, tournait la tête de tous côtés. Il y avait un tas de bruits encore nouveaux pour elle, des cris, des couverts en métal déposés brutalement sur une assiette, le volume de la télévision trop fort, le raclement d’une chaise sur le sol, la voix criarde d’une aide-soignante.
Avait-elle imaginé, en 1967, ce qui lui arriverait 50 ans plus tard ? Je suppose que personne n’a envie de penser à ce genre de choses.
Sur la photo, malgré tout, on dirait qu’elle sourit. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé juste avant et juste après la photo. Est-ce un reste de sourire sur le point de s’effacer après on-ne-sait-quoi qu’elle avait trouvé drôle ? Ou est-ce un début de sourire qu’on aurait pu voir s’élargir si seulement j’avais pris la photo suivante ?
Il me semble, à bien observer ses yeux, que c’était en réalité un sourire hésitant, pas très sûr que c’était la bonne chose à faire dans cet endroit étrange.
Son regard paraît inquiet, et plus personne, pas même elle, ne saurait plus dire à quoi elle pensait.

Est-ce que je lui ressemblais, à cet âge ?
**
Il n’y a plus d’avant ni d’après.
**
Où sont allés tous ses souvenirs ?

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