Auteur: Óscar Martínez
Editeur: Métailié – 7 avril 2023 (240 pages)
Lu en avril 2023
Mon avis: Le Salvador est l’un des pays les plus meurtriers du monde. Les gangs (« pandillas ») les plus violents s’y livrent depuis des années une guerre sans merci, à laquelle s’ajoutent les « affrontements » réguliers avec la police. Pourquoi des guillemets ? Je m’explique.
S’il est légitime pour un gouvernement de vouloir mettre fin à la violence des gangs et à l’insécurité qui en résulte, encore faut-il en donner les moyens aux forces de l’ordre d’abord, aux tribunaux et aux prisons ensuite.
Et c’est bien là tout le problème : corruption à tous les étages d’une part, et spirale infinie de violence d’autre part : sans qu’on sache très bien qui a commencé (version salvadorienne de l’oeuf ou la poule), les pandilleros tuent les flics pour se venger ou se défendre, d’autres flics abattent d’autres pandilleros pour se défendre ou se venger, la surenchère de vengeance s’étend aux familles des uns et des autres et cela ne s’arrête jamais. Sauf que cela devrait s’arrêter puisque les flics sont censés représenter la loi, l’autorité et l’Etat, et que même si au Salvador, il est très peu question d’Etat de droit, on ne devrait pas pour autant en arriver à une loi du Talion exponentielle. Mais que cela ne s’arrête pas, parce que les flics sont en l’occurrence eux aussi constamment harcelés, menacés, ciblés, torturés, tués par les gangs, et que les opérations commandos tournent régulièrement en bavure, la plupart du temps même pas accidentelles.
Et donc quand l’auteur parle d’ « affrontement » avec la police, il veut dire en réalité « massacre commis par la police ».
C’est un énième de ces épisodes sanglants qui a mené à ce livre : dans le bled paumé de Santa Teresa, un groupe de policiers a abattu, en pleine nuit et dans une église, un groupe de pandilleros désarmés, ainsi qu’un jeune homme qui n’était membre d’aucun gang, et a ensuite maquillé la scène de crime en affrontement « authentique », certain de son impunité. Sauf qu’il y avait deux témoins, qui ont accepté de parler au journaliste, lequel, après investigations et recoupement de multiples indices, a publié l’histoire, qui a mené tant bien que mal à la mise en accusation et au procès de huit policiers.
Mais tout est mal qui finit mal, puisque par la suite, un des témoins a été assassiné, avec deux autres personnes innocentes, et que l’autre témoin vit encore sous la menace permanente des bourreaux assoiffés de revanche et de violence.
Dans « Les morts et le journaliste », Óscar Martínez, journaliste d’investigation spécialiste des thèmes de la migration et de la violence en Amérique centrale, revient sur ce crime et son enquête. Il s’interroge plus largement sur son métier, sa déontologie, explique comment il ne publie que des enquêtes dont il a pu prouver le moindre élément, parle de celles auxquelles il a dû renoncer, pour la raison inverse. Il questionne également les liens entre le journaliste et ses sources : si ce sont des victimes, faut-il sympathiser avec elles, faire preuve d’empathie, essayer de les aider, de les sauver, garder le contact après l’enquête ? Et si ce sont des bourreaux, comment interagir ? Des réflexions sur le pourquoi et le comment de ce métier si particulier dans cette zone si dangereuse du monde, sur cette violence infernale qui semble sans fin ni solution.
Malgré une structure qui aurait pu être plus claire (on sent que cela a été écrit d’un seul jet), « Les morts et le journaliste » est un livre terrible, dur, brutal, qui ne laisse pas de place à l’espoir ou à la rédemption. Mais la démarche est nécessaire et ici, remarquable d’honnêteté et de courage.
En partenariat avec les Editions Métailié.
Présentation par l’éditeur:
Il y a peu de livres qui ont en même temps un effet physique, moral et intellectuel sur les lecteurs. Il y a peu de livres qui vous bousculent par leur honnêteté tout comme par leur pertinence. Ce livre, brutal et nécessaire, en est un.
Il parle de la vie de trois personnes qui ont un jour décidé de témoigner et de leur mort, conséquence de ce témoignage. À partir de l’assassinat de trois de ses sources, Óscar Martínez, l’un des reporters les plus courageux de l’Amérique latine, mène une réflexion unique sur le journalisme, un métier qui donne un immense privilège et une énorme responsabilité : être témoin du monde au premier rang, même si parfois, presque toujours, le spectacle est terrible.
Dans ces pages on trouve des assassins, des policiers véreux, des politiciens corrompus, des gangs et des mafieux des deux côtés du Río Grande, l’un des endroits les plus violents de la planète, mais ce livre ne prétend pas donner d’explications, ce n’est qu’une histoire qui a amené le journaliste à comprendre ce qu’il a vu, raconté, choisi, raté, écarté pendant 13 ans, ce qui lui a permis de s’enfoncer volontairement dans ces abîmes, et les conséquences de cette immersion.
Il y a peu de livres capables de relier avec autant de puissance le doute et le courage, le risque et la justesse, l’expérience et le vertige de l’inconnu, le sort d’un paysan salvadorien avec l’importance d’un métier universel, la vie avec la mort. Ce livre le fait.
Quelques citations:
– Les flics de base et les membres des pandillas [gangs] appartiennent au même milieu social défavorisé. Ils habitent les mêmes quartiers. Rien qu’en 2015 […], 93 policiers ont été assassinés par des pandilleros. La grande majorité, pendant qu’ils étaient hors service. Des vidéos filmées par des pandilleros et montrant des assassinats de policiers en pleine cambrousse ont circulé.
L’une de ces vidéos, deux personnes me l’ont montrée: un policier et un pandillero. Le policier […] me l’a montrée […] après avoir prononcé cette phrase: « Regardez bien ce que font ces filsdeputes sadiques. Comment voulez-vous après ça que les collègues ne soient pas fumasses et ne sortent pas les buter? »
Le pandillero […] me l’a montrée […] après m’avoir dit: « Les flics leur en foutent plein la gueule, tuent les membres de leurs familles et débarquent chez eux en pleine nuit pour les tabasser sans aucune preuve, alors forcément les hommies deviennent dingues et veulent se venger […]. »
Cela va bien au-delà d’oeil pour oeil.
– Quand quelqu’un ne peut aspirer selon certaines règles qu’à n’être rien, il cherche à être quelqu’un selon d’autres règles.
Être quelqu’un est dans la nature humaine.
Être quelqu’un n’est jamais être rien.
La vie, c’est la recherche d’un sens, et le monde est fait pour que beaucoup d’individus ne le trouvent pas.
– Beaucoup de choses m’ont fait enrager durant ces années agitées, mais une en particulier me met en colère: un journaliste médiocre avec du pouvoir.
– C’est curieux comme souvent les gens rencontrent Dieu dans les calamités. Dieu se révèle souvent dans les prisons et en temps de guerre, de faillite et de pandémie. Dieu, on ne le rencontre pratiquement jamais sur les parcours de golf ou dans les résidences au bord de la mer et les cocktails.